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Histoires et Lieux d'Alsace

Deux Johannes pour une formidable invention

Chanson du début du 15ème siècle par l'ensemble Asteria

Deux Johannes pour une formidable invention

             Le 15ème siècle s’annonce comme le siècle de la rupture entre le moyen-âge et la Renaissance à venir où les inventions dans tous les domaines vont révolutionner la vie quotidienne.  C’est l’époque où les villes libres d’Alsace sont de grands centres intellectuels. 
             En 1388, Strasbourg a construit le 1er pont sur le Rhin qui facilite les échanges avec le pays de Bade. Le port de Strasbourg devient une plaque tournante du commerce alsacien (vin, blé, draps...) et européen (laine anglaise, tissus et épices italiens...). Les bourgeois issus des corporations sont riches et la ville se développe à un rythme effréné.
             Une formidable invention va révolutionner à tout jamais la diffusion des idées et du savoir : l’imprimerie.

 

Pont sur le Rhin - gravure de Jacob Heyden

Pont sur le Rhin - gravure de Jacob Heyden

             En 1410, Elisabeth de Matzenheim, épouse du bourgeois Mentelin de Sélestat, donne naissance à un petit Johannes. Après une bonne éducation, celui-ci devient enlumineur càd qu’il illustre les manuscrits des moines de dessins et décors peints à la main. D’abord employé dans sa ville natale, il est si doué que l’évêque de Strasbourg, Robert de Bavière, le débauche en 1440. Il devient notaire épiscopal. Pendant 18 ans il exerce plusieurs métiers comme scribe, enlumineur, notaire, imprimeur et éditeur au service de l'évêché. 

Johannes Mentelin par Kuebler

Johannes Mentelin par Kuebler

             En 1424, un certain Johannes Gensfleich (24 ans), originaire de Mayence, s’installe à Strasbourg sous le nom de Gutenberg pour fuir une révolte communale. Il déclare une fortune de 1000 florins (un florin pèse 3,5 grammes d’or et vaut l’équivalent de 100 euros). Il crée une société avec deux alsaciens, Andréas Dritzehn et Andréas Heilmann, et va fabriquer des      « miroirs » en métal destinés aux milliers de pèlerins qui se rendent tous les sept ans à Aix-la-chapelle pour voir les reliques du Christ (l’époque est aux expériences chimiques ; on fait des mélanges avec le plomb, l’étain, le fer, le mercure, ou le bismuth). 

             En 1436, une certaine Annette Ennelin de la rue des drapiers lui fait un procès parce qu’il lui aurait promis le mariage. Gutenberg, lui, fait un procès à Nicolas Schott qui a déposé en faveur d’Annette, le perd et doit lui payer 15 florins. Il a semble-t-il épousé Anna. En plus de ces activités officielles, Gutenberg se serait livré à des expériences secrètes ! Il fait réaliser par des artisans locaux des pièces destinées à réaliser une presse mais on ne sait pas très bien s’il s’agit d’un prototype pour l’imprimerie ou pour fabriquer divers reliquaires ou amulettes prisés par les pèlerins. Il est connu à l’époque comme orfèvre et miroitier.

             L’année 1439 devait être une année euphorique à Strasbourg. L’architecte Jean Hultz termine la flèche de la cathédrale de Strasbourg qui va être inauguré en grande pompe. Elle devient ainsi avec ses 142 mètres la plus haute d’Europe et va attirer des millions de visiteurs. On peut imaginer l’ambiance festive qui règne alors dans cette ville de 15000 habitants au sommet de sa gloire.
Par contre, le pèlerinage d’Aix-la-Chapelle qui devait avoir lieu cette année-là, est reportée ce qui ruine les espoirs de nos trois associés qui ne peuvent réaliser les profits espérés et rembourser leurs emprunts.

             De plus, le 22 décembre 1438, Andréas Dritzehn décède de la peste venue d’Italie. Les frères de Dritzehn font un procès à Gutenberg car ils veulent prendre la place de leur frère décédé dans la société. Gutenberg gagne le procès et ne doit rembourser aux deux frères que le capital investi par Andréas. Mais il est lui-même malade et fait prélever à la hâte 4 pièces importantes de sa presse secrète.

             On ne sait pas ce que fait Gutenberg ensuite !  il disparait totalement de 1444 à 1448 (peut-être ne peut-il pas rembourser le capital aux frères Dritzehn). Il réapparait en 1448 à Mayence où il ne fait rien pendant 2 ans. C’est en 1450, qu’il s’associe avec l’orfèvre et banquier Fust pour lancer « son » invention. Mais 5 ans plus tard Fust, qui a investi 2500 florins, fait lui-aussi un procès à Gutenberg ce qui semble prouver que ce dernier, soit n'a pas de chance ou n’est décidément pas très doué. Surtout que Gutenberg est condamné à rembourser à Fust des sommes utilisées à son profit personnel et qu’il payera sur plusieurs années. Fust s’associe ensuite à son gendre, Pierre Schoeffer un habile calligraphe pour développer avec succès le procédé de l’imprimerie à Mayence.

             Une polémique va naître de l’impression d’une première bible à quarante-deux lignes en latin qui a été imprimée en 180 exemplaires dans ces années-là à Mayence et qui sera plus tard attribuée à Gutenberg. Mais cette Bible comportant six cent quarante et un feuillets de 42 lignes n’est pas datée. On ne peut donc pas affirmer qu’elle ait été imprimée par Gutenberg avant 1455, date à laquelle il a cessé son activité à Mayence. Ruiné, il tente de relancer un autre atelier. En 1465, il bénéficie d’une rente du Prince-archevêque de Mayence et meurt dans l’anonymat le plus complet en 1468 à l’hospice de Mayence.

Johannes Gutenberg

Johannes Gutenberg

Strasbourg la république géré par les bourgeois

Strasbourg la république géré par les bourgeois

             Nous retrouvons notre alsacien Johannes Mentelin qui ouvre, en 1458, un atelier d'imprimerie à la « Fronthof » de la cathédrale, à l’angle de la rue de la Râpe, à la maison        « Zum Thiergarten » (actuel lycée Fustel de Coulanges). On peut penser qu’il a largement développé sa technique en parallèle de ses activités épiscopales et que l’évêque a ainsi favorisé son installation. Il habite au 7-9 rue de l’Epine, l’ancien hôtel des chevaliers Zorn. Il est devenu un notable reconnu. Il va imprimer rapidement ses premiers « incunables » (livres imprimés en Europe avant 1501). En 1460, il publie également une bible latine de 49 lignes. En 1466, ce sera la première bible en langue allemande, qui sera reprise comme modèle pour toutes les autres bibles allemandes. Au total, il imprime une quarantaine d'ouvrages de théologie et de littérature. 

              Le nouveau procédé d’impression utilise d’abord des caractères en bois puis on réalise un alliage de 3 métaux pour fondre les caractères. On place ensuite ces caractères, en ligne, sur une plaque qu’on installe sur un pressoir, on met une encre grasse et presse en un mouvement une feuille de papier. C’est révolutionnaire ! Avec une presse, on peut imprimer 300 feuilles par jour alors qu’un moine copiste pouvait en écrire 10 ou 20. Dans le même temps, des manufactures de fabrication de papier, technique nouvellement importé des chinois par les frères Galliziani, naissent autour des cours d’eau de la vallée du Rhin.

              Le rayonnement de Mentlin est immense de son vivant. Il rédige un traité illustré sur l’art de l’imprimerie avec des miniatures représentant tous les instruments nécessaires à sa profession ce qui prouve l’extrême sérieux intellectuel de Johannes qui souhaite partager sa merveilleuse invention. En 1466, l’Empereur Frédéric III lui accorde un diplôme « Primo typographiae inventori » et des lettres de noblesse, « comme auteur et inventeur de cet artifice admirable pour marques et témoignages de la reconnaissance que ce prince fait à son mérite et du bien qu’il a ainsi procuré à la postérité ».

             Johannes Mentlin décède le 12 décembre 1478, la grande cloche de la cathédrale est sonnée et est enterré dans le cimetière de la chapelle Saint-Martin de la cathédrale de Strasbourg. Sur la pierre tombale est gravé l’épitaphe suivante : « C’est ici que je repose, moi, Jean Mentelin, qui, par la grâce de Dieu, ai le premier inventé à Strasbourg les caractères de l’imprimerie et fait parvenir cet art qui doit se perpétuer jusqu’à la fin du monde, à un tel degré que maintenant un homme peut écrire en un jour autant qu’autrefois dans une année. Or, il serait juste qu’on en rendit grâce à Dieu et, sans vanité à moi-même ; mais comme cet hommage pourrait n’être pas rendu d’une manière convenable, Dieu lui-même y a pourvu et a voulu que, pour le prix de mon invention, l’édifice de cette cathédrale me servît de mausolée ». Sa presse et les caractères sont déposés dans le Trésor de la ville.

             Ses deux gendres reprennent et développent l’affaire, qui sera une des plus actives du XVème siècle, et feront des émules dans toute l’Europe. Ils ont toujours affirmé qu'un employé déloyal de Mentelin avait suivi Gutenberg à Mayence ! 

             L’historienne Michèle Meyer a longuement enquêté sur cette affaire et affirme que c'est bien à Jean Mentelin que l’on doit la paternité du caractère mobile ?

             On n'en saura pas plus sur cette affaire, ni si les deux hommes se sont rencontrés ?
 

Deux Johannes pour une formidable invention
La Maison Zum Thiergarten (actuel lycée Fustel de Coulanges)

La Maison Zum Thiergarten (actuel lycée Fustel de Coulanges)

La maison de Jean Mentelin au 7 rue de l'Epine - Par roland burckel, https://www.archi-wiki.org/index.php?curid=56368

La maison de Jean Mentelin au 7 rue de l'Epine - Par roland burckel, https://www.archi-wiki.org/index.php?curid=56368

             Pour la famille Mentelin, la richesse va récompenser le travail acharné réalisé pour faire progresser l’art de l’imprimerie ! Rien qu’en 1514, les successeurs vont imprimer 90000 livres qui se vendront 1 florin (chiffre d’affaire équivalent à 8 millions d’euros pour une année !) principalement à l’Eglise qui, seule dispose des liquidités pour acheter ces ouvrages. Cette technique va non seulement révolutionner l’écriture mais surtout la transmission et la généralisation du savoir (et la richesse de la ville de Strasbourg). 

             Mais en 1740, Jean Daniel Schoepflin, originaire de Salzbourg, conseiller royal et historiographe de Louis XV va, à l'occasion des 300 ans de l'imprimerie, publier deux traités où il revendique pour Gutenberg et Strasbourg l'invention des caractères mobiles. Il donne ainsi une version officielle « française » assurant la paternité de l’invention à Gutenberg et à Strasbourg. La ville, elle, a semble-t-il oublié le natif de Sélestat, et inaugure en grande pompe une statue de Gutenberg en 1840 sur la place Saint-Martin rebaptisée place Gutenberg. Il est vrai qu’à cette date-là, la ville n’était plus libre.
 

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