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Histoires et Lieux d'Alsace

Jean-Baptiste KLEBER, le dieu Mars

Prelude N°1 de Jean-Sébastien Bach composé vers 1722

La révolution française entraîne l’enthousiasme de nombreux alsaciens qui vont s’engager en masse. L'Alsace va donner 70 généraux à l’Empire dont 24 auront leur nom gravé sur l'Arc de Triomphe !

Jean-Baptiste Kléber est né à Strasbourg, le 9 mars 1753 au 8, Fossé des Tanneurs dans une famille d’artisans. Son père Jean-Nicolas, sergent des portes de la ville, meurt quand il a 3 ans. Sa mère Reine Bogart se remarie avec un maître-charpentier, qu’il n’aime pas. Tout petit, il démontre déjà un caractère indomptable et intrépide au point qu’on lui collera le surnom de « wackes » (garnement) et que son beau-père l’envoie en pension chez le curé de Geispolsheim. Il s’intéresse aux sciences mais ne veut pas entendre parler de religion ce qui lui vaut quelques belles corrections. Sa taille de 1,90 m, ses yeux bleus et son caractère bien trempé impressionnent tous ceux qui le croisent. Il est d’une force herculéenne et aime démontrer son habilité à manier la hache dans l’atelier de son beau-père. Il est surtout d’un tempérament fougueux, colérique et releveur de défi. Il n’aime pas les prétentieux ou les vaniteux dont l’époque regorge et s’emporte vite contre les « imbéciles ».

Le Fossé des Tanneurs en 1855

Le Fossé des Tanneurs en 1855

Il fait ses études au gymnase Jean Sturm ainsi qu’à l’école des Arts et Métiers. Il passe deux ans en formation dans le cabinet d’architecture le plus réputé de Paris. Après avoir provoqué et blessé en duel un autre prétendant au coeur d’une jeune fille, il est obligé de s’engager, à 23 ans, dans l’armée autrichienne où il restera pendant 7 ans et revient avec le grade de sous-lieutenant ! Il a compris qu’issu du peuple, il ne pouvait pas espérer obtenir un grade plus élevé mais a acquis une excellente aptitude au commandement.

Jean-Baptiste jeune officier

Jean-Baptiste jeune officier

En 1784, Jean-Baptiste obtient, grâce à son demi-frère François Burger, un poste d’inspecteur des bâtiments publics de Haute Alsace (Haut-Rhin) basé à Belfort. Il y réalise notamment la construction du nouvel Hôtel de Ville. Pour compléter ses maigres revenus de fonctionnaire il va multiplier les réalisations pour de riches particuliers comme le château de Grandvillars. Il va surtout s’adonner à l’art des jardins et réalise des chefs d’œuvre comme le jardin du château de Florimont ou les jardins de la résidence d’été des princes de Wurtenberg à Etupes unanimement reconnus.

Jean Baptiste aurait pu être un très bon architecte, mais il est écœuré par l’arrogance de la noblesse accrochée à ses privilèges. La révolution va enthousiasmer notre jeune architecte qui croit qu’enfin la société va être meilleure.

Quand la guerre est déclarée en 1792, il a 39 ans et se sent pousser des ailes. Il part tenter l’aventure et s’engage comme adjudant-major au 4ème bataillon des volontaires du Haut-Rhin. Il participe avec le général Custine, commandant en chef de l’armée du Rhin, à la prise des principales villes sur le Rhin (Spire, Worms, Frankfort et Mayence) en octobre 1792.

Louis XVI est guillotiné le 21 janvier 1793 ce qui frappe de stupeur le monde entier. Au printemps 1793, toute l’Europe se coalise contre la France et envoie ses armées contre nos frontières. Le 14 avril 1793, l’armée du Rhin (20 000 hommes) avec notre alsacien est encerclée à Mayence par 40 000 prussiens. Le siège va durer 3 mois. Jean-Baptiste multiplie les sorties et coups de mains contre les ennemis. Il vit étroitement avec ses soldats, loge comme eux sous la tente ; ses manières, son souci constant du bien-être de la troupe le rendent bientôt populaire. Cette popularité dépasse vite les limites mêmes du camp.

Mais le 23 juillet l’état-major est obligé de capituler ce qui va donner lieu à une invraisemblable « chasse aux sorcières ». L’armée est d’abord fêtée comme victorieuse, mais les « représentants du peuple », qui avaient demandé les négociations pour sauver les 20 000 français, sentant le vent de l’opinion publique tourner, vont faire porter devant la Convention le chapeau aux chefs militaires. On fait donc arrêter les trois généraux subalternes dont notre strasbourgeois qui aurait bien pu voir sa tête rouler sous la guillotine. Mais par un retournement de situation comme seul le destin en a le secret, ils sont libérés et Kléber est même promu général de brigade le 17 août ! On arrête, par contre, le général en chef Custine, ainsi que son chef d’état-major Alexandre de Beauharnais (le mari de la future impératrice Joséphine) qui sont tous deux guillotinés ! La vie à l’époque ne tenait pas à grand-chose !

Cette première mission le convainc qu’il n’y a rien à espérer des politiques, de leur fanatisme et leurs excès doctrinaires. Contre toute attente, il est nommé à la tête des 20000 « mayençais » et est envoyé réprimer la Vendée qui s’est révoltée.

Le voilà embarqué dans une sale affaire ! Jean-Baptiste savait qu’il fallait se garder des fous furieux parisiens de la jeune république. Il ne veut surtout pas hériter d’un commandement général beaucoup trop exposé aux manigances et jalousies de tous ordres. Il se retrouve au milieu d’une guerre civile, forcé de faire la vraie guerre et tuer les chouans avec femmes et enfants pour la gloire de la république ! Il tente de s’opposer aux massacres des civils et écrie dans ses notes :

 « La France, l’Europe entière, connaissent toutes les atrocités qu’on a exercé sur ces misérables. La ville de Nantes a particulièrement servi de théâtre à ces scènes sanglantes et inouïes, que ma plume se refuse de décrire …c’est la guerre la plus cruelle et la plus sanglante qui en deux campagnes seulement consomma près de 300 000 Français ! il faut des monuments pour les victoires étrangères, et pour les maux domestiques le deuil et le silence ».

 

Kléber demande au commandant Chevardin de tenir le pont de Boussay jusqu'à la mort !

Kléber demande au commandant Chevardin de tenir le pont de Boussay jusqu'à la mort !

Malgré son dégoût affiché des généraux « sans-culottes » et des représentants du peuple totalement fanatiques et incompétents, Jean-Baptiste est promu général de division en octobre 1793. Cela suffit à attiser les haines de certains conventionnels et du ministre Bouchotte qui signe sa destitution. (il risque encore la guillotine !) Jean-Baptiste bénéficie alors de l’aide de Lazare Carnot (futur directeur et ministre qui siège au comité de Salut Public) ; ce dernier supplie le député Laignelot : « Surtout aidez-moi à conserver Kléber ; c’est le meilleur officier de notre armée et ils veulent me l’enlever ». C’est qu’à Paris, la révolution n’est pas terminée. Elle va progressivement basculer dans l’horreur sous l’impulsion d’hommes sans scrupules qui veulent le pouvoir pour les énormes richesses auquel il donne accès.

               En mai 1794, Jean-Baptiste reçoit l’ordre de rejoindre l’armée du Nord qui est engagée contre les armées coalisées. Il est trop heureux de quitter le « panier de crabes » nantais pour participer enfin à un vrai théâtre d’opération. Il reçoit le commandement de l’armée de Moselle (40 000 hommes) subordonnée à l’armée des Ardennes commandée par le général Jean-Baptiste Jourdan (65 000 hommes). Ils font face aux 165 000 hommes du duc de Saxe-Cobourg stationnés en Belgique. En juin, après s’être distingués plusieurs fois au cours d’opérations préparatoires, Kléber et Jourdan battent les Impériaux à Fleurus (5 000 morts dans chaque camp), prennent Charleroi et le 8 juillet Bruxelles. Kléber assiège ensuite Maastricht et obtient la capitulation de Düsseldorf le 7 octobre. Maastricht se rend le 4 novembre. La gloire de Kléber est considérable. Partout il est encensé de louanges. Merlin de Thionville l’appelle « l’iliade-Kléber ». Lui préfère demander des promotions pour ses valeureux soldats et officiers comme François-Joseph Lefèbvre (futur maréchal) ou Jean-Baptiste Bernadotte (futur roi de Suède) ou encore Ney (futur maréchal) qui deviennent ses amis.

               Le 27 juillet la chute et l’exécution de Robespierre change le « paysage » politique ; Kléber écrit : « Nous étonnerions l’Europe entière par nos victoires et la servitude deviendrait le prix de nos glorieux travaux ? Non, jamais ! Périsse celui d’entre nous qui serait assez lâche pour courber son front devant un maître ! »

            Après la Terreur, l’année 1795 voit le retour à une situation plus calme. Une nouvelle constitution a été votée et les églises sont rouvertes au culte au plus grand bonheur des Alsaciens. Sur le plan local, c’est la vente des « Biens Nationaux » pris au clergé qui va avoir les plus grandes répercussions sur la vie quotidienne des paysans. Cette vente profite surtout aux bourgeois (qui ont des liquidités) qui rachètent à petits prix les biens nationalisés, notamment les terres cultivables des évêques et abbayes.

            Le 5 avril 1795, à Bâle, la paix est signée avec les Prussiens qui confirme la victoire des Français sur ses frontières du Nord et de l’Est. Les Autrichiens sont maintenant seuls contre la France.  Le 18 mai, Jean-Baptiste rejoint Jourdan à l’armée de Sambre-et-Meuse qui doit traverser le Rhin pour attaquer les Autrichiens à Düsseldorf. Jean-Baptiste commande 4 divisions de 10 000 hommes : « il faut encore passer le Rhin ! Mais comment se fait-il qu’on ne se soit pas occupé plus tôt des moyens de passage ? Il n’est pas ici un bateau, pas un câble de prêt … »

Jean-Baptiste s’occupe de tout ; il détermine les points de passage, trouve la centaine de charpentiers et bateliers qui vont réaliser les bateaux et énormes ponts flottants qui porteront en une fois 6 000 hommes vers l’autre rive. Il trouve aussi l’argent pour payer tous ses « sous-traitants » car la jeune république est plus corrompue que jamais.

L'armée Française pendant la révolution

L'armée Française pendant la révolution

Le Régiment de Sambre-et-Meuse : composé en 1870 ; musique de Robert Planquette et texte Paul Cezano

 Le 6 octobre 1795, Jean-Baptiste fait passer le fleuve à son armée et se jette sur les Autrichiens qui sont bousculés partout. Düsseldorf se rend ; c’est une victoire éclatante pour l’alsacien : il prend 168 canons, 3000 livres de poudre et 10 000 fusils. Cette fois-ci le comité de salut public parisien est enthousiaste et le général Jourdan salue en Kléber « les plus grands talents militaires ». Mais les armées autrichiennes reprennent l’avantage partout et mettent à mal les Français qui manquent de tout. Le 31 décembre 1795, un armistice est signé qui permet aux armées de reconstituer leurs forces.

               A Paris, une énième révolution de "palais" a renversé le gouvernement grâce à un jeune officier de vingt-six ans sans affectation, Bonaparte. Celui-ci en quête d'une promotion personnelle accepte de tirer au canon sur des manifestants royalistes faisant 300 morts. Le "général Vendémiaire" n'a pas de scrupules, est nommé commandant en chef de l'armée de l'intérieur et devient le bras armé du nouveau gouvernement ! Un Directoire est crée en octobre 1795 avec 5 directeurs qui se partagent le pouvoir (Barras, La Révellière-Lépaux, Carnot, Reubell (un colmarien) et Le Tourneur.

               C’est Lazare Carnot (la tête pensante des victoires républicaines) qui imagine la grande offensive de 1796 qui doit prendre Vienne ! Pendant que l’armée d’Italie (50 000 hommes commandés par le jeune général Bonaparte) fixe les Autrichiens dans le nord de l’Italie, les armées Rhin-et-Moselle (78 000 hommes commandés par le général Moreau) et Sambre-et-Meuse (40 000 hommes commandés par les généraux Jourdan et Kléber) doivent déferler sur l’Autriche par les vallées du Danube et du Main. Or, Bonaparte, ce jeune général de 26 ans, mal fagoté, qui n’a jamais commandé une division, va stupéfier le monde entier en battant à plat de couture les Autrichiens à Millesimo (13 avril), Mondovi (21 avril), Lodi (10 mai). Il traverse ensuite la plaine du Pô et entre à Milan où il s’installe en roi ! Il poursuit son offensive par le Tyrol, bat encore les autrichiens à Castiglione (5 août), Rivoli (15 janvier 1797) et Mantoue (17 janvier). Sa technique consiste à tromper l’ennemi sur ses intentions, de l’obliger à diviser son armée et à ensuite d’attaquer avec toutes ses forces successivement chaque armée ennemie. Chaque victoire et chaque territoire conquis va fournir hommes, canons et argent à Bonaparte pour continuer ses conquêtes. Il a prélevé 46 millions de francs pendant la campagne dont seulement 1 million entrera dans les caisses de l’Etat à Paris ! Dans les faits, au contraire des autres généraux de la jeune république, il n’attend pas les ordres du Directoire et négocie les redditions directement avec l’ennemi. Bonaparte à 27 ans et en un an a vaincu 7 armées d’Autriche ! Cela forge sa conviction que rien ni personne ne pourra plus l’arrêter. Les Habsbourg, atterrés, lui envoient même le prince héritier, l’archiduc Charles, avec 50 000 hommes pour l’arrêter. Mais Bonaparte le contourne, passe le col de Tarvis le 21 mars 1797, les défilés du Tyrol et arrive à Klagenfurt à 100 km de Vienne ! Le 18 octobre 1797, il signe le traité à Campo-Formio qui donne à la France les Pays-Bas, la rive gauche du Rhin et l’Italie !

Bonaparte en 1796 par Louis d'Albe

Bonaparte en 1796 par Louis d'Albe

Le chant du départ d'Etienne Méhul en 1794

             Pendant cette année les deux autres armées du Rhin et Sambre, ont enchaîné quelques belles victoires dont la bataille d’Altenkirchen que Kléber remporte avec le général Lefèbvre, un autre Alsacien, qui s’illustrera plus tard.  Mais, elles sont ensuite repoussées au-delà du Rhin ….

Jean-Baptiste Kléber sort très éprouvé et déprimé par cette campagne. Il méprise les politiques et pratique souvent une ironie insultante à leur égard. Il continue de refuser des commandements supérieurs. Il est dégouté du peu de moyens qu’on lui envoie : « la vérité a peu d’accès à cette cour qui veut toujours avoir raison et qui se croit plus infaillible que le Vatican. Nous sommes au bout de la pièce… et je crains fort la catastrophe. Si nous n’avons point d’armistice, notre armée est perdue. »

Il s’inquiète plus des exactions commises par les « agents » corrompus du gouvernement sur les populations qui sont « pressurisées. « Nous faisons tant de mal à l’humanité que quand l’occasion se présente de la soulager, elle doit être saisie avec avidité. »

Le 19 septembre 1797, son meilleur ami, le général Marceau est abattu par un civil allemand ; Jean-Baptiste est terrassé : « Les dégoûts que j’éprouve useront bientôt toute mon énergie » Il démissionne le 19 septembre en écrivant : « Soldat de la révolution, la liberté est conquise ; l’ennemi est loin de nos frontières. Je ne veux être et ne serai jamais l’instrument passif d’aucun système de conquête qui puisse différer d’un instant la félicité de mes concitoyens ».

         Jean-Baptiste extrêmement dépité repasse par l’Alsace pour voir son demi-frère puis s’installe à Paris dans un pavillon sur la colline de Chaillot sans savoir ce qu’il va faire. Pour occuper le temps, il rédige un mémoire pour réorganiser l’armée qu’il juge en piteux état.

Bonaparte rentre à Paris le 5 décembre 1797 auréolé de gloire. Jean-Baptiste est fasciné par la réussite de ce jeune homme de vingt-huit ans qu’il rencontre en cette fin d’année. Bonaparte lui manifeste respect et égards et sollicite son avis sur les grandes entreprises qu’il imagine. Jean-Baptiste est subjugué par l’enthousiasme et l’exaltation de l’homme et son destin sera, dès lors, lié, comme beaucoup d’autres, à celui du futur empereur. En mars 1798, l’expédition d’Egypte est décidé par le Directoire qui pense ainsi se débarrasser de l’encombrant Corse. Bonaparte propose à Jean-Baptiste de faire partie de cette aventure où il y aurait beaucoup de lauriers à conquérir. Ce dernier est sur un nuage : « Plus je vois événements extraordinaires qui sont autant d’occasions au développement du génie vaste de mon général, et plus mon dévouement à le seconder s‘accroît…  Je pars pour voir ce que ce petit bougre a dans le ventre.» écrit-il.

Il est vrai que l’armée semble avoir belle allure : 13 vaisseaux de lignes bordés chacun de 100 canons, 35 frégates et petits bateaux ainsi que 300 bâtiments de transport qui embarquent 28 000 fantassins, 2 800 cavaliers, 2 000 artilleurs, en tout 50 000 hommes et une dizaine de généraux dont le capitaine Rapp de Colmar, aide de camp du général Desaix.

Mais Jean-Baptiste va déchanter lorsqu’il voit arriver Bonaparte avec sa cour et une partie de sa famille. L’esprit de cour qui règne déjà ne lui convient pas du tout. La flotte quitte Toulon le 19 mai 1798 et fait une halte à Malte où Bonaparte s’empare du trésor de l’Ordre de Saint-Jean évalué à 3 millions de francs en or et argent, 1500 canons et 3500 fusils ! Après une pénible traversée la flotte arrive en vue d’Alexandrie le 1er juillet. Sitôt débarqué, Bonaparte se précipite et ordonne d’attaquer la ville à pied avec 4000 hommes. Kléber au centre avec 2000 hommes, le général Menou à gauche et le général Bon à droite prennent d’assaut les murailles « baïonnette au fusil ». La ville est rapidement prise mais Jean-Baptiste prend une balle en plein front qui heureusement n’a pas perforé l’os. Bonaparte décide alors à son grand désarroi de le laisser en tant que gouverneur du gros bourg. Le 21 juillet, Bonaparte remporte la victoire des Pyramides sur les 40 000 mamelouks en utilisant la stratégie des carrés. Chaque carré de plusieurs milliers d’hommes formés sur 6 rangs attaque ou défend selon les besoins et les cavaliers mamelouks s’y brisent à chacune de leurs charges. Résultat : 10 000 tués chez les mamelouks et 30 du côté français !

 

La bataille des Pyramides au Caire par François-André Vincent

La bataille des Pyramides au Caire par François-André Vincent

Pendant que Jean-Baptiste se morfond à Alexandrie, Bonaparte s’installe au Caire dans les fastueux palais orientaux et s’affiche avec Pauline Fourès, la femme d’un lieutenant. Il organise les travaux des 160 scientifiques qu’il a emmené avec l’expédition et qui vont découvrir, entre autres, la pierre de Rosette. Le 1er août la flotte britannique encercle les navires français dans la baie d’Aboukir en détruisant 4 navires et en en capturant 9 autres (5 000 morts chez les Français et 300 chez les Anglais) ! L’armée française est maintenant bloquée en Egypte !

C’est son ami, le général Caffarelli, qui va convaincre Bonaparte de rappeler Kléber au Caire : « Voyez-vous cet Hercule. Son génie le dévore et le tue ; il y a de lui cent actions militaires magnifiques et ce n’est rien en comparaison de ce qu’il est capable de concevoir et d’exécuter ». Bonaparte lui confie alors le commandement en chef de l’armée « par intérim » car il veut faire une excursion scientifique dans l’isthme de Suez. Jean-Baptiste découvre un chef imprévisible : « Jamais de plan fixe, tout va par bonds et par sauts, le jour règle les affaires du jour ! »

Bonaparte, contre l’avis de Kléber, décide ensuite de prendre la route de la Syrie pour s’approprier les routes commerciales anglaises. Cette campagne, quoique victorieuse à El-Arich, Gaza ou Jaffa, où Bonaparte fait exécuter 3 000 prisonniers, tourne au désastre devant Saint-Jean-d’Acre. Bonaparte transforme alors la retraite vers Le Caire en marche triomphale ce qui enrage un peu plus Jean-Baptiste qui en a plus que marre de ce général fantoche. « Il ne sait ni organiser, ni administrer et pourtant, il veut tout faire. De là désordres et gaspillages en tous genres ; de là, cette misère même au milieu de l’abondance. »

En Juin 1799, le général en chef Bonaparte, voulant reconnaître les services rendus par « le Citoyen Kleber Général de Division », lui fait don d’une maison qu’il a réquisitionné « ci-devant de Setti Fatmé femme de Murad Bey située au coin de la place de l’Esbequier ainsi que le jardin y attenant »… Au verso du titre de propriété, Jean-Baptiste fait noter la cession de ce titre au général de division Reynier, « pour le faire valoir à son profit ou à celui de ses héritiers ! »  C’est peu dire le désintérêt pour les choses matérielles de notre homme.

Le 25 juillet 1799, une armée turque de 20 000 hommes débarque à Aboukir. Bonaparte les rejette à la mer (12 000 morts chez les turques, 150 chez les Français). Le 22 août 1799, Bonaparte quitte Le Caire de nuit et s’enfuie sur une frégate pour revenir en France. Jean-Baptiste, qui a été nommé commandant en chef, est ulcéré : « Ah, l’oiseau s’est déniché ! » Le dégoût l’emporte maintenant sur la désillusion concernant cet homme qui lui apparaît comme un déserteur et un traitre à la nation. « Me voilà, sans pouvoir m’en défendre, avec l’Egypte sur le dos. Notre homme est parti comme un sous-lieutenant qui brûle la paillasse après avoir rempli du bruit de ses dettes et de ses fredaines les cafés de la garnison !! » Extraordinaire description de ce qui lui parait être une forfaiture. Cet homme réunit tout ce qu’il déteste : le népotisme, le clientélisme, la corruption, le charlatanisme, le cynisme, l’absence d’humanité et de compassion. Il met même ses capacités militaires en doute quand il écrit : « Turenne a acquis sa gloire parce qu’il combattit Monteccucolli, le plus grand général du siècle. Bonaparte a obtenu sa célébrité en combattant tout ce que la maison d’Autriche avait de généraux imbéciles ! »  Jean-Baptiste a compris que Bonaparte projette un coup d’état et qu’il lui a confié la responsabilité de l’armée d’Egypte pour qu’il ne puisse pas nuire à ses projets.

Le capitaine Moiret raconte : « Nous ne fûmes pas fâchés de voir passer le commandement au général Kléber. La réputation de bravoure, la prudence qui l’avait partout accompagné, l’impartialité avec laquelle il rendait la justice lui gagnèrent la confiance de l’armée. Son caractère reconnu nous fit espérer qu’il parviendrait à nous rendre à notre patrie. Bonaparte ne travaillait que pour son intérêt personnel. Kléber ne pensait pas à lui et ne voyait que le bonheur et le soulagement du soldat. »

               Jean-Baptiste effectivement ne pense plus qu’à organiser le retour des 20 000 hommes. « Les troupes sont nues » écrit-il dans ses carnets. Les caisses sont vides (Bonaparte a emporté ce qui restait pour ses « frais de route »). L’armée manque de tout. Il négocie d’abord avec le grand vizir turque et l’amiral anglais Sydney Smith. Le 23 janvier 1800 il signe la convention d’El-Arich qui prévoit un rapatriement honorable de ses soldats en France. Le 7 février il apprend le coup d’état de Bonaparte du « 18 Brumaire » et la création du Consulat. Il est consterné et s’écrit : « la France s’est livrée au plus misérable des charlatans » !

Bonaparte, Premier Consul, à la bataille de Marengo en juin 1800, par Antoine Gros

Bonaparte, Premier Consul, à la bataille de Marengo en juin 1800, par Antoine Gros

            Mais le gouvernement anglais refuse l’accord et demande à Kléber de se constituer prisonnier et de rendre les armes. Jean-Baptiste explose, mugit « comme un chameau en furie » et déclare : « On ne répond à une telle insolence que par des victoires ; soldats, préparez-vous à combattre ». Le 19 mars, il obtient l’accord unanime de ses généraux et écrit au grand vizir : « La loyauté que j’ai apportée dans l’exécution de nos conventions donnera à votre Altesse la mesure du regret que me fait éprouver une rupture aussi extraordinaire. Dieu soutiendra par la victoire la justice de ma cause. Le sang que nous sommes prêts à répandre rejaillira sur les auteurs de cette dissension. »

 

Le général Kléber, commandant en chef de l'armée d'Orient, par Jean Ansiaux

Le général Kléber, commandant en chef de l'armée d'Orient, par Jean Ansiaux

La bataille a lieu à Héliopolis. Les deux divisions françaises (11 000 hommes) font face à une cohue de 60 000 musulmans ! Une fois de plus les carrés français font merveille et la cavalerie turque est vite décimée. Les Turcs perdent 8 à 9 000 hommes alors que les Français comptent 600 tués ou blessés. Les survivants turcs se retranchent au Caire tandis que le grand vizir abandonne le terrain et retourne en Asie. Au Caire, la population s’est révoltée croyant à une victoire des Turcs. Jean-Baptiste mettra un mois pour reconquérir la ville. Il convoque les cheiks et leur annonce qu’il les frappe d’une amende considérable : 10 millions de francs. Il les enferme et les fait bastonner jusqu’à ce qu’ils payent la somme réclamée. Jean-Baptiste veut pérenniser les travaux des scientifiques de l’Institut d’Egypte. La découverte des grands sites antiques le transporte de joie. Il ordonne la publication de leurs périples dans ce qui sera une des meilleures éditions de XIXème siècle, la "Description de l’Egypte". Il réorganise son armée, fait reconstruire les fortifications et administre le pays.

Le 14 juin 1800, au retour d’une promenade, le général en chef voit un jeune arabe le supplier et lui tendre un papier lorsque celui-ci lui plante à plusieurs reprises un poignard dans la poitrine. Il expire en quelques minutes sans un mot. Il a 47 ans ! La mort de Kléber embarrasse Bonaparte qui ne veut pas rapatrier son corps ou célébrer des obsèques nationales. Le corps, embaumé et déposé dans un double cercueil de plomb et de chêne est enterré dans un carré du fort Ibrahim-Bey et rapporté au château d’If au large de Marseille au retour de l’armée française. Il y restera jusqu’en 1840 où ses cendres seront transférées dans un caveau à Strasbourg sur la place d’armes (future place Kléber) plus tard surmontée d’une statue en bronze.

La statue de Jean-Baptiste sur la place Kléber

La statue de Jean-Baptiste sur la place Kléber

Napoléon dira à Sainte-Hélène : « De tous les généraux que j'ai eus sous moi, Desaix et Kléber ont été ceux qui avaient le plus de talents. » pour Kléber : « Courage, conception, il avait tout .... Sa mort fut une perte irréparable pour la France et pour moi. C'était Mars, le dieu de la guerre en personne. » et « Si Kléber fût rentré en France, il m’eût peut-être donné de l’embarras »

 

Le général De Jomina écriera : « Le général Kléber peut être mis au rang des meilleurs généraux de la Révolution ; et nous ne balançons pas à le placer immédiatement après Bonaparte et Moreau. Il était le plus bel homme de l'armée; une taille colossale, une figure noble, une force égale à son courage, jointe au génie de la guerre, lui donnait un grand ascendant sur ses camarades.{...} On le retrouvera constamment sur les champs de la gloire, jusqu'à sa mort tragique sur les rives du Nil ».

 

la place Kléber en 1907 et aujourd'hui
la place Kléber en 1907 et aujourd'hui

la place Kléber en 1907 et aujourd'hui

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