9 Juillet 2020
Air on the G String de Jean Sébastien Bach composé en 1723
Au début du 16ème siècle, la Réforme religieuse va entraîner une véritable guerre civile dans toute l’Europe. En Lorraine, à Saint-Nicolas-de-Port, la famille Didier se rallie au protestantisme mais, craignant la réaction du duc catholique, préfère émigrer en 1559 en Alsace. Le fils, Demange Didier va tenter sa chance à Strasbourg où il est engagé dans le commerce de papier de Nicolas de Turckheim. Il réussit apparemment bien puisqu’il obtient en 1578 le droit de bourgeoisie. L’Alsace étant allemande, Demange décide de germaniser son nom en Sonntag Diétricht ! Il épouse une Alsacienne et après quarante ans de dur labeur laisse un héritage de plus de 50 000 florins (environ 1,5 millions d’euros).
C’est le début d’une saga familiale qui va durer plus de quatre siècles.
Le petit-fils de Demange, alias Sonntag, Dominique, entrera au Conseil de la ville de Strasbourg où il exercera la fonction d'Ammeister pendant 24 ans. Il est, par conséquent, le Président de la République de Strasbourg, passe sa vie à préserver la neutralité de la ville et à contenir les visées expansionnistes des Français. Il résiste, en vain, au ministre de Louis XIV, Louvois, en 1681 quand celui-ci exige la capitulation de Strasbourg. Il devient alors l’otage de la conversion religieuse des Alsaciens qu’exige Louis XIV. Il est convoqué à Paris et est pressé de toute part. Sa lettre à son fils est un témoignage émouvant de sa résistance :
« Ce voyage est pour moi plus qu'une mortification ; c'est ma ruine ..... Que je demande moi-même ma démission, je ne saurais m'y résoudre. Ce serait contre nos lois fondamentales, et contre mon devoir… je suis en estime auprès de beaucoup de braves bourgeois et ceux-là me trouveraient traître â la patrie. Plutôt que de m'attirer pareille infamie, plutôt perdre vie et fortune ! Je me suis comporté de telle façon dans mes charges que personne n'a pu m'attaquer. Souffrir le mal, ce n'est ni honteux ni dangereux pour l’âme…. Mourir, je le voudrais du fond de mon cœur ; mais je n'ai pas le droit de me tuer moi-même ; je dois attendre la volonté de Dieu.....»
Comme il refuse de se convertir à la religion catholique, Louvois l’exile pendant cinq ans et il ne doit sa libération qu’à l’intervention de la dauphine du roi, Anne-Marie, la fille de l’électeur de Bavière, ami de la famille. Il meurt, épuisé et dégoûté de tant d’injustices, deux ans après sa libération.
Son fils Jean prend ses distances par rapport à la politique et change de voie. Il achète la forge de Jaegerthal au nord de la plaine et y construit en 1685 le premier haut-fourneau qui fabrique des boulets de canon pour les armées du roi de France. Il devient rapidement très riche et crée la banque Dietrich. Durant toute sa vie et ses 89 ans, il n’a cessé de développer ses entreprises et est considéré comme le fondateur du groupe.
Un autre Jean (III), petit-fils du précédent, joue un rôle économique et politique très important car il finance les armées royales dans la guerre de succession d’Autriche (1740-1748) puis la guerre de sept ans (1756-1763). Il acquiert de vastes domaines forestiers qu’il utilise pour les hauts-fourneaux qu’il construit à Oberbronn, Niederbronn, et Reichshoffen. Il emploie jusqu’à 1500 ouvriers dont 300 mineurs qui extrayent quelques 2000 tonnes de fer avant 1789 ! Il avait des convictions écologiques avant l’heure et basait le développement de ses affaires sur la connaissance de la nature et l’utilisation de la chimie. En 1761, il est anobli avec son frère par Louis XV et reçoit le titre de baron du Saint Empire par François 1er, le mari de l’impératrice Marie Thérèse d’Autriche en 1762. D’abord Ammeister (Président), il devient ensuite le Stettmeister (maire) de Strasbourg. Il fait construire le château de Reichshoffen qui redeviendra en 1950 le siège de la société De Dietrich.
En 1771, Jean III achète le comté du Ban de la Roche près de Schirmeck dans la vallée de la Bruche avec les forges de Rothau. Le fer est extrait de 13 sites miniers par 60 mineurs. La production annuelle de 12 000 quintaux emploie 300 personnes et fait vivre 1000 personnes. Elle rapporte 150 000 livres (1 million d’euros). Les habitants pour la plupart protestants sont heureux que ce soit un protestant qui reprenne le comté. Mais Jean III se heurte à l’obstiné pasteur, Jean-Frédéric Oberlin qui œuvre depuis une dizaine d’années à l’amélioration des conditions de vie de ses ouailles. Le pasteur Oberlin a lui-même retroussé ses manches pour faire construire des routes ou des ponts. Il a une vision humaine de l’économie et s’inquiète de l’utilisation intensive des hauts fourneaux qui délestent les forêts de leurs bois.
En 1788, Jean III, appelé le « roi du fer », conseille à Oberlin « de s’en tenir strictement aux problèmes spirituels ». Le pasteur lui répond : « le Dieu que je sers demandera aussi des comptes à un de Dietrich pour ses actes. »
La révolution française va les mettre d’accord sur les priorités. Jean III est emprisonné pendant un an et ses biens mis sous séquestre car son fils, Philippe-Frédéric, le maire de Strasbourg, s’est enfui en Suisse. Il aura plus de chance que ce dernier et déclare, malheureux à la fin de sa vie en 1795 : « J’ai acquis ma fortune sans reproche en rendant heureux des milliers de pauvres ».
Rothau, au Ban-de-la-Roche, dans la vallée de la Bruche, avec le château des Dietrich au centre,aquarelle de J.N Karth en 1835
Le fils du baron Jean III, Philippe-Frédéric, est né le 14 novembre 1748 à Strasbourg. Il fait ses études au gymnase protestant de Strasbourg puis aux facultés de philosophie et de droit. C’est un protestant libéral, très tôt passionné de sciences. En 1769, alors qu'il prépare son doctorat de droit, Philippe (à vingt et un ans) est présenté par ses parents à une jeune suissesse Sybille (quatorze ans) et ses parents Ochs, qui redéménagent de Hambourg à Bâle. Sybille vient de passer ses 14 premières années à Hambourg dans un décor de rêve. Son père Pierre Ochs, originaire de Bâle, a fait fortune puis épousé la fille de Pierre His, un français devenu le plus riche négociant de Hambourg. Hambourg était alors une ville très avant-gardiste où tous les talents pouvaient s'exprimer librement. Sybille y reçoit une éducation huguenote stricte mais très ouverte sur le monde au sein d'une communauté de Français. Ses parents et ses grands-parents lui ont transmis leurs extraordinaires qualités et joies de vivre. Elle excelle en tout : en français, histoire ou géographie, au clavecin avec son frère Peter; partout son humour est "délicieux". Philippe de Dietrich doit faire un voyage à travers l'Europe pour se former. En 1770, il se rend d'abord à Bâle pour faire en bonne et due forme une demande en mariage au père de Sybille qui accepte. On n'a pas demandé l'avis à Sybille ! C'est une sorte d'arrangement commercial comme disait Pascal ! On prépare le trousseau pendant que Philippe va étudier l'activité du Vésuve. Patatras, voilà que Sybille fait entendre sa voix et refuse ce mariage arrangé ! Philippe ne lui pas écrit une seule lettre et n'a fait naître en elle aucun des sentiments qu'elle pense nécessaire pour donner naissance à l'amour : « C'est de l'estime et de l'amitié que l'amour doit sa naissance, il est bien fort quand il a de tels appuis » . Peter se charge de ramener à la raison sa jeune soeur en vantant les mérites exceptionnels du jeune Philippe. Rousseau affirme à l'époque : « On s'épouse pour remplir conjointement les devoirs de la vie civile, gouverner prudemment la maison et bien élever ses enfants ». En Novembre 1772, ils se marient au Temple-Neuf à Strasbourg deux mois avant que l'Autriche et la France n'arrangent le mariage de Marie-Antoinette avec le jeune Louis de Bourbon. Ils habitent chez Jean III au 4 place du Marché-aux-Chevaux, à l'emplacement de l'actuelle Banque de France, place Broglie, en face de l'hôtel de ville. Contrairement à Marie-Antoinette, Sybille tombe très rapidement enceinte et accouche en août 1773 d'un garçon qu'on prénomme Jean Albert Frédéric dit Fritz. En 1774, Louis XV meurt à Paris et Louis XVI monte sur le trône à 20 ans ! Sybille est à nouveau enceinte et accouche d'un deuxième garçon, Pierre Louis Jean surnommé Jeannot. Un an plus tard, Sybille, à vingt ans, met encore au monde un garçon, Gustave Albert alors que la France attend avec impatience un héritier au trône. Sybille est résignée des absences de Philippe et fatiguée de ses maternités successives. Heureusement qu'il y a "ses bons et pauvres montagnards" du Ban-de-la-Roche, comté que vient d'acheter son beau-père, le roi du fer, et où elle gagne tous les coeurs.
Philippe, pendant ce temps, court les routes en quête de reconnaissance professionnelle. Il démontre la nature volcanique de la montagne du Kaiserstuhl près de Fribourg et est nommé correspondant de l'académie royale des sciences. Il souhaite faire de sa passion pour la minéralogie son métier et se lance dans la recherche et les expérimentations.
Sybille est frappée pour la première fois par le destin, sa chère maman décède au courant de l'été 1776 à l'âge de quarante-quatre ans. En octobre 1778, elle est heureuse de rencontrer Mozart à un mini-concert chez le banquier de Franck lors de son passage à Strasbourg qui lui redonne le goût de la musique. Sybille est une artiste idéaliste, passionnée de musique et de philosophie. Elle n’est pas très jolie mais compense avec des qualités de cœur exceptionnelles. Elle est gaie, généreuse, tolérante, bienveillante, attentionnée aux autres. Elle pense que le bonheur émane des qualités morales et des vertus qui sont la seule richesse de l’homme avec le sentiment d’amour.
Sonate pour piano composée par Mozart en 1778 à l'âge de 22 ans
Amis des encyclopédistes, franc-maçon, membres des Illuminés de Bavière, Philippe-Frédéric et Sybille, comme beaucoup de jeunes gens, s’enthousiasment pour les idées nouvelles d'égalité des hommes sans différences de religion ou d'origines, d'entente et de paix entre les peuples.
Très cultivé, Philippe-Frédéric parle plusieurs langues et entretient des relations suivies avec tous les esprits éclairés de l’époque comme Lavoisier, Condorcet, Turgot, Malesherbes ou La Fayette. Il crée les Annales de chimie avec Lavoisier et écrit de nombreux articles scientifiques.
Un avenir brillant s’offre au couple alsacien qui vit régulièrement à Paris où Philippe a enfin fait venir sa femme pour "se trouver". Mais les voilà terrassés par deux mauvaises nouvelles : leur petit Jeannot meurt d'une fièvre scarlatine en mars 1780 et Albrecht, le père de Sybille, décède en avril. Sybille, effondrée, perd son équilibre et tombe gravement malade : « perdre un enfant, c'est pleurer toute une vie ». Le mage ou alchimiste Cagliostro, de passage à Strasbourg réussit à la guérir !
Les années 1782 à 1789 vont être les meilleures pour Sybille qui a, à peine, trente ans. Elle fréquente les cercles parisiens et reçoit ses amies. Elle fait la connaissance de la baronne d’Oberkirch qui la trouve « vive, spirituelle et tout à fait piquante ». Sybille écrit : « Jamais union ne fut plus constamment heureuse que la nôtre depuis quinze ans, aucun nuage, même accord sur tous les points …. » Mais elle écriera plus tard à son fils Fritz qu'elle a beaucoup souffert du caractère de son mari et que le mariage ne l'avait pas comblé comme elle l'espérait. Sybille est continuellement malade d'inquiétude pour la santé de ses fils ou de ses proches.
Philippe ne se mêle pas des affaires de son père Jean qui, seul, tient les rênes de l’entreprise d’une main de fer. Il est heureusement nommé en 1784, commissaire du Roi des mines, bouches à feu et forêts du royaume ce qui est une quasi-fonction de ministre. Cette nomination est totalement extraordinaire car en ces temps les protestants ne pouvaient espérer de telles promotions. Philippe lui-même a pensé mettre ses fils dans une école catholique pour leur faciliter l’accès à des carrières digne de ce nom. Son père Jean avait alors menacé de le déshériter ! Philippe fait de nombreux voyages d’inspection dans toute la France. Ses appointements s’élèvent à 6.000 livres (quarante mille euros) plus 3.000 livres de frais de voyage par an ce qui est un soulagement pour le couple qui ne dépend plus des mansuétudes du père. Il entre à l’Académie des Sciences à Paris en 1786 à 38 ans. Sybille tient salon à Paris pour aider son mari dans ses relations. Elle y excelle et s'enthousiasme pour les idées nouvelles d'émancipation des peuples. Elle rencontre les esprits les plus éclairés qui joueront tous un rôle dans le drame qui s’annonce. Elle s’indigne tout de même de l’évolution des mœurs : « Paris est si dangereux ; les jeunes gens de ce pays-ci sont insoutenables, fats, ignorants, libertins, presque malhonnêtes ; ils y portent un égoïsme odieux ! » De fait, en 1788, ses deux fils Fritz et Gustave, 15 et 12 ans, sont envoyés faire leurs études à Göttingen de l’autre côté du Rhin pour se préparer à un avenir plus sage. Malheureusement un Tsunami va faire s’écrouler ce bonheur patiemment construit.
L’hiver 1788 est particulièrement pénible ce qui entraîne une inflation des prix et éprouve surtout les pauvres gens et ouvriers des forges. Au Ban de la Roche, la neige atteint 1 mètre. En mai 1989, les De Dietrich reviennent en Alsace et vivront la révolution parisienne depuis la province. Malgré les évènements sanglants et imprévisibles qui ont lieu à Paris, ils sont convaincus que c’est un passage obligé vers plus de justice et d’égalité.
Le 21 juillet 1789, ils assistent à l’incroyable mise à sac de l’hôtel de ville de Strasbourg, réaction strasbourgeoise à la prise de la Bastille. Mais le roi Louis XVI est encore « le véritable ami de son peuple » pour quelques semaines !
Le 5 février 1790, Philippe-Frédéric est élu le premier maire de Strasbourg contre le candidat catholique et ancien Ammeister Poirot. La ville compte 49 948 habitants, dont plus de la moitié sont catholiques ce qui met en lumière le succès de ce vote et l’estime dont est pourvu notre luthérien. Il va participer avec enthousiasme à l’application des nouvelles lois. En juin 1790, lors des premières fêtes de la nouvelle Nation dans la plaine des bouchers, Sybille se lance dans un discours passionné : « Marchons ensemble à l'hôtel de la Patrie, pour y prêter le serment civique et bénir ces lois qui , en détruisant les préjugés, ne reconnaissent plus d'autres distinctions que celle des vertus .... ».
Sur le plan politique, il est favorable à l’institution d’une monarchie constitutionnelle et joue un rôle essentiel dans l’organisation d’une transition vers une démocratie éclairé. Sybille est au comble du bonheur car la vie strasbourgeoise lui convient mieux que la parisienne trop excentrique. Elle ouvre à nouveau son salon et reçoit à 21 heures chaque soir l’élite du moment et les hôtes de passage pour dîner. Les conversations très animées commentent l’actualité politique et fondent de grands espoirs de démocratie. On y rencontre les maréchaux Aiguillon et de Broglie, les généraux La Fayette, Custine, Desaix, Kellermann ou Balthazar. Sybille est la plus convaincue de la nécessité d’une République et d’un système démocratique. Quitte à se retrouver dans les cachots… « Quitte à se “faire hacher”» dira-t-elle… ! Hélas, le destin, tel une éruption volcanique, va lui donner raison et s’abattre sur la France et sur sa famille !
Tous les livres d’histoire nous relatent que, pendant l’hiver 1791, Philippe-Frédéric rencontre au sein de la loge maçonnique un jeune officier du génie, Claude-Joseph Rouget de Lisle, originaire de Lons-le-Saunier et en garnison à Strasbourg. Philippe lui demande de composer des chants patriotiques. Rouget de Lisle compose d’abord l’Hymne à la Liberté pour la fête de la constitution du 25 septembre 1791. Il compose ensuite un chant de guerre pour l’armée du Rhin que Philippe-Frédéric chante lui-même le 26 avril 1792 lors d’une réception dans ses appartements de la place du marché des chevaux (actuel place Broglie). La scène peinte par Isidore Pils dans son tableau de 1849 représente par contre Rouget de Lisle chantant l’hymne devant Philippe de Dietrich assis et Louise de Dietrich, sa nièce, l’accompagnant au piano. Mais ce qui est méconnu, c'est que c'est Sybille de Dietrich qui a réalisé les arrangements musicaux pour clavecin de notre hymne national.
La Marseillaise au piano
Les événements à Paris s’accélèrent. La fuite du Roi Louis XVI à Varennes en juin 1791 a sapé son crédit. Il est obligé de prêter serment en octobre à la première constitution qui institue une monarchie constitutionnelle qui ne durera qu’un an. Le Roi souhaitant une guerre (il espère que les armées révolutionnaires seront battus) propose le 20 avril 1792, un vote à l’assemblée législative sur le sujet qui, à une écrasante majorité, vote une déclaration de guerre à l’Autriche et déclare la « patrie en danger ». Les volontaires des provinces gagnent Paris et l’est de la France pour participer à la défense de la Patrie. Des troupes marseillaises entonnent et reprennent en choeur sur leur chemin le chant de Rouget de Lisle. C'est ainsi que Le Chant de guerre pour l'armée du Rhin devient la Marche des Marseillois, puis La Marseillaise.
Le 15 mai 1792, Sybille met au monde un 4ème garçon, Paul-Emile, dont le parrain est le général Lafayette. Mais l’avenir est de plus en plus incertain. Le 1er août, le « manifeste de Brunswick », qui prévoit une exécution militaire des Parisiens s’il est fait la moindre violence à la famille royale, est connu à Paris et va mettre le « feu aux poudres ».
Le 10 août, à Paris, la commune de Paris est renversée par des extrémistes qui prennent d’assaut le château des Tuileries, tuent les Gardes Suisses et enferment la famille royale à la prison du Temple. Le 2 septembre, 300 révolutionnaires massacrent plus de mille prisonniers dans les prisons de Paris. Le 21 septembre, la Convention nationale proclame l’abolition de la royauté et l’avènement de la première république. C’est Maximilien de Robespierre qui est à la tête des « scélérats qui veulent tout renverser pour établir leur despotisme et nous plonger dans l’anarchie ». Philippe et Sybille assistent médusés comme le reste de la France à la « cabale infernale » et l’arbitraire le plus absolu. Leurs deux aînés se sont engagés dans l’armée, Fritz est lieutenant de chasseurs à cheval dans la division Kellermann tandis que Gustave-Albert est sous les ordres du général Custine.
Philippe-Frédéric De Dietrich, se rappelant peut-être le courage de son ancêtre Dominique, désapprouve les récents événements et, au lieu de rester sur une certaine réserve, le fait savoir. Son attitude honorable l’expose à la vindicte populaire. Il est cité à comparaître devant un tribunal à Paris. Il s’enfuit alors à cheval à Bâle chez son beau-frère Pierre Ochs qui est chancelier de la ville. Mais quand on emprisonne son père Jean à Strasbourg et qu’on met leurs biens sous séquestre, il revient en France. Il est écroué à la prison de Besançon le 23 décembre. Sybille part partager « ses fers » pour l'aider à préparer sa défense. Elle écrit depuis sa prison : « L'anarchie dans laquelle nous sommes ... est l'effet d'une poignée d'hommes qui veulent gouverner un instant, qui pour élever leur idole cherchent à tout bouleverser ; mais ils seront bientôt fatigués de ce gouvernement arbitraire et finiront par sentir qu'il faut des lois et de la vertu pour être vraiment libres. Nos ennemis sont libres mais moins heureux que nous qui sommes en prison ... ». Nul doute que si les jacobins avaient eu cette lettre entre leurs mains, la pauvre Sybille aurait également fini sa vie sur l'échafaud !
Au même moment se produit la « Grande Fuite » en Alsace du Nord ; 30000 paysans et artisans craignant la Terreur jacobine s’enfuient sur la rive droite du Rhin aggravant durablement les problèmes de main-d’œuvre dans les usines De Dietrich.
En janvier, les français apprennent avec effroi l’exécution du roi. Le procès de Philippe a lieu le 7 mars 1793 à Besançon et il se défend tellement bien qu’il est acquitté dans l’enthousiasme général. Mais à Paris, son acquittement décuple la haine des jacobins et notre malheureux couple est maintenu en prison jusqu’en août où le comité de Salut Public ordonne qu’on transfère De Dietrich à Paris.
Philippe est emprisonné à la Conciergerie en même temps que la reine Marie-Antoinette d’août à octobre 1793. La reine est décapitée le 16 octobre. Le 7 novembre, Fritz et Gustave-Albert sont arrêtés et emprisonnés à Chaumont. C’est une descente aux enfers pour une famille dispersée et livrée aux incertitudes de leurs sorts respectifs.
Robespierre va faire pression sur le tribunal, disant que « Dietrich est un homme dangereux, qu’il est un des plus grands conspirateurs de la République, que la justice exige qu’il soit puni et l’intérêt du peuple demande qu’il le soit promptement ». Robespierre ou ses acolytes avaient surement des visées sur la fortune des De Dietrich ?
Philippe a encore le temps d’écrire 28 lettres à Sybille qui s’effondre un peu plus à chaque lecture : « Dieu veuille que ta santé supporte tous les coups qui ne cessent de nous frapper ... ». Philippe regrette profondément d’être séparé de son épouse « dans ce monde-ci ». Il l’assure de son moral et reste digne dans l’adversité : « l'innocent ne craint pas plus la mort que les fers . Les jours plus gais, il évoque les partitions de Gluck, de Haydn et des chansons de Rousseau qu’il recopie et échange avec les membres de sa famille. Il trouve un peu de réconfort en jouant car il dispose d’un piano et partage sa cellule avec son chien Coco, devenu la mascotte de la prison. Il dévoile enfin ses sentiments pour Sybille : « Chaque moment de mon existence est un tourment pour moi depuis qu'on m'a arraché de tes bras. Je n'ai été vraiment malheureux que depuis notre séparation... Je t'aime et t'embrasse de toute mon âme ... Je te chéris de tout ce qui me reste de facultés ».
Le 28 décembre 1793, son procès est bâclé ; il lance à Fouquier-Tinville : « Vous êtes mes bourreaux, mais vous n'êtes pas mes juges. Vous n'avez ni la volonté ni le pouvoir de me rendre justice ». Le tribunal révolutionnaire le condamne effectivement à mort. La dernière lettre de Philippe adressée à ses fils, les exhorte à ne pas chercher à venger sa mort et à trouver du réconfort dans la nouvelle de sa condamnation et de la fin des tourments endurés par sa famille depuis plus d’un an : « J’attends ma fin avec un calme qui doit vous servir de consolation ; l’innocent peut seul l’envisager ainsi. […] Mes chers enfants […]. Je vous dis adieu pour la dernière fois ». Le 29 décembre 1793, au matin, il dit au bourreau Sanson : « Tu as déjà guillotiné de bons républicains, mais tu n'en a pas guillotiné qui fussent plus dévoué que moi à la patrie ! » Puis il s'adresse à la foule et crie : « Vive la République !» L’Alsace perd l’un de ses esprits les plus éclairés.
Son ami Lavoisier sera également guillotiné le 8 mai 1794 après que Robespierre ait affirmé que « la république n’avait pas besoin de savant ! »
Saint-Just prétend lui : « La volonté générale n’est pas la volonté du plus grand nombre mais celle des purs chargés d’éclairer la nation sur ses véritables désirs ! ».
Marat (surnommé l’ami du peuple) surenchère : « Supprimez vos ennemis, achevez vos victimes, visitez les prisons, massacrez les nobles, les prêtres (…) ne laissez derrière vous que du sang et des cadavres !!».
La France est alors livrée à l'arbitraire le plus sanglant !
La Fayette, s’est enfui, horrifié, et survivra à ce massacre. Sybille, à 38 ans, est assigné à résidence surveillé à Besançon. Elle est à demi-morte car une partie d’elle-même a disparu avec son mari. Elle ne s’en remettra jamais car elle n'imagine pas sa descente aux enfers.
En Alsace, Euloge Schneider a pris la tête des extrémistes jacobins alsaciens et a fait venir une guillotine itinérante. Elle fonctionnera la première fois à Molsheim le 29 mars 1793 où trois jeunes hommes sont exécutés pour avoir manifesté contre le recrutement forcé. On exécute des pauvres gens qui ont caché un prêtre « réfractaire » (qui ne voulait pas jurer fidélité à la constitution civile du clergé). La révolution guillotinera plus de 120 personnes (beaucoup de pasteurs ou de juifs) avant que Schneider ne soit lui-même exécuté à Paris en avril 1794. Pendant les deux années de terreur, 17000 personnes seront guillotinées en France sans compter environ 40 000 morts sans procès !
Le requiem de Mozart composé en 1791, comme l'enterrement d'une époque
Le 27 juillet 1794, Maximilien de Robespierre est lui-même arrêté et guillotiné le lendemain. La France renaît de ses cendres. Les De Dietrich se retrouvent bouleversés après deux années de cauchemar au domaine du Ban de la Roche. Mais ils n’en ont pas fini avec les épreuves.
Le 31 décembre, Jean III meurt, à Rothau, à 75 ans de chagrin (il a tout perdu) et des suites de sa détention. Sybille se retrouve seule avec son dernier-né Paul-Emile, deux ans. Elle retrouve l’énergie du désespoir pour gérer les successions de Jean III et de Philippe-Frédéric au profit de son fils ainé Fritz, 22 ans. Celui-ci quitte l’armée, lui-même éprouvé par la détention et les vicissitudes des deux dernières années. Le 23 août 1795, un an après la chute de Robespierre, la Convention nationale réhabilite Philippe-Frédéric et restitue les biens à la famille. C’est un bref soulagement car les « débris ensanglantés de l’héritage » sont au bord du gouffre.
Fritz veut sauver l’héritage malgré les énormes dettes et le délabrement des usines en situation de quasi-faillite. Gustave-Albert réintègre l’armée comme capitaine puis aide de camp du général Riveau dans l’armée de Moselle. Sybille veut croire en une ère nouvelle bienveillante à défaut du bonheur et des espérances qu’elle a perdu. Elle soutient Fritz dans sa quête de créanciers pour remettre à flot le patrimoine. Fritz est aussi amoureux d’Emilie la fille d’un baron banquier de Ribeauvillé, Philippe-Frédéric de Berckheim qui hésite à donner sa fille à une famille si désargentée. Fritz insiste, écrit lettre sur lettre au futur beau-père, exigeant une réponse. Le mariage a finalement lieu à Colmar en mai 1797 au grand bonheur de Sybille qui ne vit plus que pour ses fils : « Ma belle-fille est belle et bonne. Une éducation parfaite a développé tout ce dont la nature l’avait dotée et elle s’était épuisée, je crois, pour elle. »
Mais Fritz doit rapidement descendre de son nuage et repart à Paris pour obtenir des dédommagements pour les préjudices subis et des crédits. Il faudrait 280 000 francs pour remettre sur pied les seules forges de Rothau. Sybille en est réduite à vendre les fruits et légumes du potager de Rothau. Le 1er février 1798, Fritz s’endette considérablement et rachète à sa famille les parts des forges et hauts-fourneaux de Jaegerthal, Rauschendwasser, Reichshoffen, Niederbronn et Zinswiller pour 900.000 francs. Le 12 mai 1799, Fritz est obligé de vendre les forges de Rothau mais ne récupère que 98 000 francs après remboursement des hypothèques.
Le 16 octobre 1799, le petit dernier, Paul-Emile De Dietrich, sept ans, meurt d’une « scarlatine maligne » dans les bras de sa maman qui lui baisera la bouche pendant deux heures pour le ramener à la vie. Elle ne peut pas croire que son bébé l’ait quitté. Sybille a quarante-quatre ans et ne peut que hurler son désespoir. Pourquoi le sort s’acharne-t-il contre elle ? Elle souffre mille maux, migraines ou convulsions. Celle qu’on appelait la madame de Staël alsacienne n’est plus que l’ombre d’elle-même. Fritz et Amélie la soutiennent du mieux qu’ils peuvent.
Le 22 décembre 1800, Gustave-Albert, son second fils qui s’était marié et avait obtenu un poste de conseiller, décède à Hambourg à l’âge de vingt-cinq ans. Le supplice de Sybille n'en finit pas : « Pourquoi ne meurt-on pas de douleur !! L'existence est cruelle ». Fritz est lui-aussi accablé par la perte de son frère. Il faut néanmoins continuer de se battre. Fritz finit par obtenir de Bonaparte un poste d’inspecteur des forêts en lui disant : « Je suis fort aise de vous voir heureux. J'ai voulu faire quelque chose pour vous et pour la mémoire de votre père » . Celà lui assure un revenu de 3 600 francs annuel. Mais il est tout de même obligé de vendre le château de Reichshoffen pour 32 000 francs (celui-ci redeviendra le siège des sociétés De Dietrich en 1950). Le 29 octobre 1804, il est encore obligé de vendre le château de Rothau (le petit paradis de Sybille) ainsi que ses forêts pour 580 000 francs pour rembourser les dettes et renflouer ses autres sociétés. Fritz s'en plaint à Amélie : « Quand j’ai gravi une montagne, j’en trouve toujours une qui la domine et qu’il faut gravir encore. Quand donc serai-je maître de mon temps dans ce bas-monde ? ». Sybille en est réduit à louer un logement au 8, place Saint-Etienne à Strasbourg pour 50 francs par mois : « Ma seule occupation est de chercher en moi la force nécessaire pour supporter le fardeau de ma vie ».
Amélie va donner naissance à deux garçons qui égayent la vie de Sybille qui écrit : « Je suis mécontente de ma santé mais globalement satisfaite de ma situation. J’ai rempli tous mes devoirs ; ce sentiment me fait supporter mon peu d’aisance ; je regarderai comme bonheur à saisir l’absence du malheur » En septembre 1805, elle participe aux côtés d’Amélie aux réceptions données à Strasbourg à l’occasion de la venue du couple impérial. « Amélie est une femme étonnante dont les facultés d’esprit répondent si parfaitement à celles de l’âme, à celles du cœur, qu’on peut dire en toute vérité qu’elle a peu de modèles. »
L’impératrice Joséphine est d’une extrême bonté vis-à-vis de Sybille et d’Amélie. Sybille sera la grande maîtresse de plusieurs cérémonies d’initiation de femmes à la loge impériale des Francs-Chevaliers. Les discours sont idéalistes et dithyrambiques : « Dans ce jardin, la présence des femmes de la cour efface l’éclat des roses …. Dans tous les âges, c’est par la main des femmes que le bonheur existe sur la terre … l’ascendant des dames est le signe infaillible de la civilisation et la source des plus généreuses vertus. »
Mais Sybille n’est pas dupe ; elle sait mieux que quiconque que les femmes n’ont pas plus de pouvoir qu’avant la révolution et qu’elles sont toujours considérées comme mineures par les lois de la république.
Fritz fait « dix à douze malaises » par jour et ne peut participer aux fêtes. Amélie seconde de plus en plus son mari. Tout le monde pressent que Fritz ne pourra pas continuer ainsi de travailler jour et nuit pour sauver ses entreprises. Les fêtes et réceptions impériales avec arc de triomphe se poursuivent en janvier 1806.
Le 3 février 1806, Fritz décède à trente-deux ans d’une « fluxion de poitrine » au grand désespoir d’Amélie et de Sybille. Pour Amélie c’est la chute dans le vide avec ses quatre enfants en bas-âge. Pour Sybille, c’en est trop, c’est l’inacceptable fatalité. Comment est-il possible que son mari et ses quatre enfants lui aient été arrachés en l’espace de douze ans ! Le cauchemar est insupportable. L’acharnement du destin va avoir raison de la force, du courage, de la raison et du grand cœur de cette femme d'à peine cinquante ans.
Elle meurt, usée prématurément de tant d’épreuves, le 6 mars 1806. Elle avait commencé sa vie sous les meilleurs auspices mais le destin a été particulièrement cruel avec elle. Elle est enterrée dans l'enclos funéraire de la famille De Dietrich au cimetière Sainte-Hélène de Strasbourg ; sa tombe est marquée par un obélisque en grès jaune.
Histoire tirée de l'excellent livre d'Elisabeth Messmer-Hitzke.
Sybille De Dietrich
Sybille de Dietrich, une femme des Lumières en quête de liberté
Figure oubliée de la famille de Dietrich, Sybille (1755-1806) est une femme des Lumières profondément républicaine. Intellectuelle, elle tient salon à Strasbourg et à Paris et est connue pour...
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La République de STRASBOURG - Histoires et Lieux d'Alsace
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