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Histoires et Lieux d'Alsace

Deux hommes pour une même passion

Deux hommes pour une même passion

Remontons le temps au début du 20ème siècle. C’est la « Belle Epoque » où la liberté individuelle est devenue reine. Dans l’Alsace allemande on aimerait être le trait d’union entre une France et une Allemagne réconciliée en promouvant les innovations qui explosent des deux côtés du Rhin. On retrouve les De Dietrich à Niederbronn qui ont su tirer parti de l'extension du chemin de fer à la veille de la guerre de 1870 ; les trois quarts de l'activité du groupe sont consacrés à la fabrication de matériel ferroviaire.

Le fils d’Albert De Dietrich (1802-1888, voir l’histoire d’Amélie de Dietrich), Eugène-Dominique (1844-1918) a été député « protestataire », de 1888 à 1893 au sein d’une Alsace déchirée par l’annexion allemande. Il hérite de la société De Dietrich en 1888 à la mort de son père Albert. Il se lance alors dans l’aventure automobile et … quelle aventure ! Il crée sa société automobile en 1897 à Niederbronn. Il s’associe également à Adrien de Turckheim en créant une société industrielle à Lunéville, dans la Lorraine restée française qui s’appellera plus tard Lorraine-Dietrich. L’élite alsacienne entretient pendant cette période douloureuse un patriotisme français incontestable. Eugène, par exemple, transporte chaque année, le 14 juillet, les ouvriers de Niederbronn à Lunéville pour fêter l’ancienne fête nationale ! Les deux hommes achètent le brevet d’Amédée Bollée et construisent leur première automobile, une De Dietrich-Bollée en 1897. Eugène participe l’année suivante au Grand Prix Paris-Amsterdam-Paris au volant de sa voiture. On s’arrache ensuite le modèle à raison d’une voiture par mois !

En 1901, Eugène découvre à l’exposition de Milan, un petit prototype avec un moteur à 4 cylindres conçu par un jeune italien du nom d’Ettore Bugatti qui remporte d’ailleurs le grand prix de l’innovation du Salon. Celui-ci s’était révélé au grand public en terminant deuxième de la course Paris-Bordeaux en 1899 sur sa voiture, la Type 1 (sa première création en fait, à la vitesse moyenne de 80 km/h). Eugène De Dietrich est enthousiasmé et reconnait en ce jeune homme de 20 ans un talent exceptionnel. Il lui propose un contrat fantastique de 50 000 francs dont 20 000 payables à son entrée dans la société ! C’est ainsi qu’Ettore Bugatti rejoint l’usine de Niederbronn, en terres germaniques, en juin 1902. Ettore, à 20 ans, conçoit et est responsable de la construction des De Dietrich-Bugatti Type 3 jusqu’au Type 7.

Pour commercialiser sa voiture, Eugène De Dietrich fait appel à un autre jeune homme de 22 ans, le strasbourgeois Emile Mathis qui vient de créer sa société de vente et de réparation à Strasbourg. Emile Mathis et Ettore Bugatti, aussi passionnée l’un que l’autre, sympathisent aussitôt et se lancent à corps perdus dans leur passion commune. Ils participent à des compétitions automobiles pour promouvoir leurs machines qui enthousiasment les foules.

Eugène De Dietrich avec Ettore Bugatti, et Ettore avec Emile Mathis en 1902
Eugène De Dietrich avec Ettore Bugatti, et Ettore avec Emile Mathis en 1902
Eugène De Dietrich avec Ettore Bugatti, et Ettore avec Emile Mathis en 1902

Eugène De Dietrich avec Ettore Bugatti, et Ettore avec Emile Mathis en 1902

Émile Ernest Charles MATHIS est né à Strasbourg le 15 mars 1880. Son père, originaire de Wolfisheim, tenait un hôtel prestigieux, La Ville de Paris, rue de la Mésange à Strasbourg. Son avenir le prédestine à la reprise de l’établissement. Mais à douze ans, il se fâche avec son père qui l’envoie en apprentissage à Londres. Là, il est surtout subjugué par les nouvelles automobiles qu’on commence à voir dans les rues. A son retour à Strasbourg, il annonce à son père qu’il veut créer une société et vendre des automobiles ! Il ouvre ainsi son premier garage à Strasbourg et rencontre Eugène De Dietrich dont il devient le représentant commercial.

Mais en 1904, Eugène de Dietrich se fâche avec Ettore Bugatti, critique la fiabilité des freins de sa voiture ; Ettore lui répond : « mes voitures sont faites pour avancer ! ». De Dietrich rétorque encore à Bugatti « Vous n’arriverez jamais à rien » ! La rupture est inéluctable surtout que De Dietrich estime que le retour sur investissement n’est pas au rendez-vous (il n’a vendu qu’une centaine de voitures). Eugène De Dietrich licencie ainsi Ettore Bugatti, met un terme à son activité automobile et se lance dans la fabrication d’autorails qu’il vendra à la SNCF (sacré caractère !).

Emile Mathis propose alors à son ami Ettore une association qui donnera naissance aux Bugatti Type 6 (45 et 60 chevaux) et 7 (60 et 90 chevaux), baptisées « Hermès Simplex » ou « Mathis-Hermès » construites dans un atelier de la SACM à Graffenstaden. Elles sont équipées de quatre versions de moteurs de 4 cylindres en ligne, 7,4 L, 8,5 L, 9,0 L et 12 L de cylindrée et d'une boîte de vitesses à 4 rapports. Elles sont présentées au salon de l'automobile de Berlin puis au mondial de l'automobile de Paris et participent à plusieurs courses pilotées entre autres par Ettore et Émile ... qui en vendent une trentaine !

Emile fait construire en 1905 un bâtiment impressionnant, « le Mathis Palace », au 23 rue Finckmatt (actuel siège de la Mutuelle Complémentaire) qui devient le plus grand garage en Europe et le 3ème au monde par sa taille. Il commercialise en plus de sa Hermès, les plus grandes marques de l’époque, comme Fiat, Panhard, Levassor ou Minerva.

Emile Mathis sur sa Mathis-Hermès conçue par Bugatti en 1904 et le Mathis Palace
Emile Mathis sur sa Mathis-Hermès conçue par Bugatti en 1904 et le Mathis Palace
Emile Mathis sur sa Mathis-Hermès conçue par Bugatti en 1904 et le Mathis Palace
Emile Mathis sur sa Mathis-Hermès conçue par Bugatti en 1904 et le Mathis Palace

Emile Mathis sur sa Mathis-Hermès conçue par Bugatti en 1904 et le Mathis Palace

           Ettore Bugatti est né dans une famille d’artistes. Il a fait des études à l’école des Beaux-Arts de Milan avec son frère, Rembrandt, qui deviendra un sculpteur de renommée internationale. Ettore veut concevoir de belles voitures de sport et de luxe ce que ne partage pas Emile Mathis qui veut, lui, construire et vendre des voitures légères, pas chères pour le grand-public. Les deux hommes aux égos démesurés ne pouvaient s’entendre durablement et se séparent en 1907. Ettore s’associe d’abord avec Deutz un constructeur de Cologne (qui deviendra en 1917 BMW) avant de revenir en Alsace en 1909. Il trouve un terrain à Molsheim, à 25 km au sud de Strasbourg, où il installe son usine. Elle dépassera en renommée celle, plus imposante, qu’Emile construit en 1911 à la Plaine des Bouchers, dans la banlieue sud de Strasbourg. Cette dernière sera gigantesque et est à la taille de la mégalomanie du patron. Emile Mathis embauche l’ex-ingénieur de De Dietrich, Dragutin Esser ainsi que le talentueux mécanicien Ernest Friderich et un an après le début des travaux de construction sortent les première petites Mathis. Quel chemin parcouru par les deux hommes qui n’ont que 30 ans …

         Emile Mathis se passionne également pour l’aviation naissante ; il passe son brevet de pilote en 1909 et acquiert un aéroplane "Antoinette" équipé d’un moteur Levavasseur 8 cylindres en “V”. Il crée une école d'aviation sur le terrain du “Polygone“ au sud de Strasbourg, et le 3 mai 1910, son monoplan piloté par Eugène Wiencziers est le premier avion à survoler Strasbourg et sa cathédrale.

         Emile vit toutes ses passions à fond et court lui-même sur ses voitures dans les courses automobiles qui sont organisées dans toute l’Europe : il arrive 2ème en août 1906 de la Coupe Lederlin au Ballon d’Alsace, termine 23ème de la coupe de l’Empereur en juin 1907 à Taunus, finit 1er de la classe Tourisme à Ostende dans les épreuves du kilomètre et des dix kilomètres en 1909, remporte l’épreuve du kilomètre lancé à San Sébastian sur une Fiat. En septembre 1910, Emile Mathis remporte la coupe Bollinger, une course de côte de 6 km à Adliswil en Suisse. En juin 1911, une Mathis pilotée par Émile représente l'Allemagne (l’Alsace est toujours allemande) à la Coupe de L'Auto pour voiturettes de Boulogne-sur-Mer (épreuve qu'il termine à la treizième place). En septembre 1912, Emile remporte le rallye de San Sébastian en Espagne en catégorie 1 et termine 2ème toutes catégories. Sa performance est saluée par le Roi d’Espagne en personne. En 1912, trois Mathis Hermes Simplex s'imposent au Grand Prix Sport de l’Automobile Club belge. Il vend même une Fiat à l’empereur Guillaume II !

Pendant ce temps, Ettore Bugatti ne reste pas les bras croisés : il enchaîne les modèles de course et de luxe avec la Bugatti Type 13 de 1 327 cm3, quatre cylindres et 95 km/h, qui remporte plus de quarante courses en quatre ans malgré sa faible cylindrée grâce à son poids plume et sa tenue de route exceptionnelle. Il en vendra cinq exemplaires ! En 1911, il conçoit une petite voiture populaire à deux places : la Type 12, ou « Bébé Peugeot ». Il cède la licence à Peugeot qui en vendra plus de 3000 exemplaires. Cela permet à Ettore de financer le développement de ses voitures de course.

Ettore au volant de sa Bugatti Type 13 dite La Brescia
Ettore au volant de sa Bugatti Type 13 dite La Brescia

Ettore au volant de sa Bugatti Type 13 dite La Brescia

En 1913, l’entreprise Mathis emploie 175 ouvriers à la Meinau et fabrique la « Baby » puis la « Babylette » pour concurrencer les premières Peugeot. Il s’appuie déjà sur un réseau de 90 concessionnaires en France ! Sa devise est « Le poids, voilà l’ennemi » quand Bugatti affirme : « Rien n'est trop beau, rien n'est trop cher ».

Le 26 juin 1913, Émile se marie avec Marie-Jeanne-Alice Boyer à Paris et organise un voyage de noces peu banal. Il s’est inscrit au Grand Prix du Mans. Emile et sa jolie épouse rejoignent ainsi Le Mans dans une « Babylette » de 1507 cc et prennent le départ de cette course qui deviendra plus tard « Les 24 heures du Mans » ! Le Lundi 4 août 1913 la Babylette N° 36 s’élance pour 10 tours et 540 km. Pour protéger sa charmante épouse des jets de pierres soulevées par les roues du véhicule, une aile unique a été montée au-dessus de la roue avant gauche. Emile Mathis ainsi que sa jeune épouse passent en triomphe la ligne d’arrivée et termine second de sa catégorie.

En 1914, l’usine de 40 000 m2 construit 3 000 châssis car le fabricant ne réalise que les châssis laissant à des sous-traitants le soin de faire les carrosseries. On reconnait la marque à son radiateur surmonté de son emblème. L’avenir semble donc particulièrement rayonnant à nos géniaux inventeurs. Mais la folie des nationalistes européens va venir perturber l’ambition et le bonheur de ces jeunes hommes. Emile Mathis est allemand et est incorporé, à 34 ans, comme presque 400 000 autres Alsaciens-Lorrains dans l’armée prussienne ce qui ne l’amuse pas vraiment. L’usine de la Meinau est réquisitionnée pour construire camions et ambulances pour l’armée allemande. Emile Mathis est envoyé par le gouvernement allemand en Suisse pour acheter des matières premières et lors d’un de ses voyages, il déserte avec une importante somme d’argent que les Allemands lui avaient confiée. Il prend de gros risques, se rend en France, remet l’argent aux autorités françaises et s’engage dans l’armée française pour le restant de la guerre. En 1918, l'Alsace est rattachée à la France et Emile récupère ainsi son usine de la Meinau. Si l’Alsace était restée allemande, il perdait tout et ne pouvait plus retourner chez lui.

Mathis et sa femme sur La Babylette
Mathis et sa femme sur La Babylette

Mathis et sa femme sur La Babylette

Après cette horrible guerre, le « plus jamais ça » et l’euphorie de la libération entraînent un bouillonnement et une effervescence qu’on appellera les « Années Folles » avec l'apparition du jazz, de la radio, du cinéma ou de l'électroménager. À Paris, le quartier Montparnasse symbolise cette exaltation, où le plaisir et l'exubérance sont érigés en mode de vie. C'est l'époque de Joséphine Baker, de l'Art déco, des créations de Coco Chanel, etc. Emile va donner la dimension de son génie. La production de son entreprise augmente rapidement : de 12 voitures par jour en 1920 il produit plus de 100 voitures par jour en 1924 ! Emile devient le 3ème constructeur en France avec plus de 20 000 voitures fabriquées en 1927. Mathis rivalise avec Citroën, son grand concurrent. Il emploie jusqu’à 15 000 personnes directement ou indirectement dans cette incroyable usine de 150 000 m2. Le modèle SB de 1921 a été suivi d'un modèle à six cylindres en 1923 et d'un huit cylindres en 1925.

En 1920, une 10 cv type “SB“ gagne le concours de consommation au Mans en réalisant 100 km avec seulement 4,48 litres de carburant. En 1922, la petite “P“ de 6 cv fait encore mieux et bat tous les records mondiaux avec 2,38 litres d’essence aux 100 km. En 1925, la 10 cv type GM se distingue par un fantastique exploit de 30 000 km parcourus en 30 jours, entre Strasbourg et Paris. En 1925, Emile Mathis, qui n’a que 45 ans reçoit la Légion d’Honneur, en reconnaissance de la part considérable prise à l’essor de l’industrie automobile française. À partir de 1927, Mathis suit une politique de modèle unique, les MY ou l' Emysix. Le sigle et slogan de la marque devient « La flamme Mathis qui éclaire les routes du monde ». Emile se lance pour chaque création à des campagnes marketing novatrices qui font le succès de sa société.

Charles Faroux, rédacteur en chef de la revue “La vie automobile“, a décrit les usines Mathis au début de 1925: « Concevez un immense rectangle. Le long de son grand côté, règne le hall des matières brutes ; les voies ferrées amènent là, convenablement répartis, les aciers, fontes, bois, cuirs, que l’usine va assimiler. Le long du côté opposé, c’est un grand hall d’une seule travée et de 700 mètres de long. Entre les deux halls, cinq grandes usines indépendantes et autonomes, dont chacune a son outillage, son matériel, ses cadres et ses ouvriers. La première en commençant par le Nord, établit le châssis et ses accessoires ; la seconde, les directions et essieux avant ; la troisième, les ponts arrière et leurs liaisons ; la quatrième, les embrayages et boîtes ; la cinquième, les moteurs. Dans le vaste hall, une chaîne sans fin poursuit son mouvement inexorable ; sur cette chaîne, la première usine a versé le cadre du châssis ; les premiers ouvriers assemblent ressorts, axes, jumelles ; la chaîne poursuit sa marche et ce squelette reçoit, à point nommé de la seconde usine, sa direction et l’essieu avant ; quelques mètres encore, la troisième usine livre son pont... quelques minutes et la voiture est terminée. La chaîne à son extrémité débite comme un beau fleuve qu’ont successivement et sans défaillance alimenté cinq affluents au cours régulier et parallèle. Le grand hall d’un seul tenant, et d’une longueur de 700 mètres avec une largeur de 25 mètres emplit le visiteur de respect ; c’est d’ailleurs le plus grand hall d’Europe, et il faut aller à Pittsburgh ou à Philadelphie pour trouver quelque chose de comparable. Après vingt ans de travail et d’expérience, Mathis sort les voitures d’une usine outillée à miracle, où on a poussé à un point suprême le souci du contrôle, de l’expérimentation et de la mise au point. Il faut voir l’atelier des bancs d’essai où 60 moteurs tournent constamment, il faut voir l’atelier des voitures terminées, fignolant leur mise au point sur rouleaux, il faut étudier la vérification de l’ensemble terminé par les équipes de contrôleurs spécialisés ....».

L'usine Mathis en 1921, Emile court lui-même sur ses voitures
L'usine Mathis en 1921, Emile court lui-même sur ses voitures
L'usine Mathis en 1921, Emile court lui-même sur ses voitures
L'usine Mathis en 1921, Emile court lui-même sur ses voitures

L'usine Mathis en 1921, Emile court lui-même sur ses voitures

Ettore Bugatti avait, en 1914, enterré ses moteurs de compétition pour que les Allemands ne les récupèrent pas et était retourné à Milan avec sa famille et son fils Jean (5 ans). Il revient à Molsheim en 1919 et remet en état ses ateliers. En 1919, il expose ses Types 13, 22 et 23 au premier Salon de l’Automobile de Paris, c’est dire qu’il n’a pas perdu de temps. Il remporte en 1920, avec sa Type 13, la Coupe des voiturettes au Mans : 570 kilomètres à la moyenne de 92 km/h, sur routes non goudronnées. Il s’impose devant des voitures beaucoup plus puissantes. En quelques années, sa « voiturette » de 1300 cc, à seize soupapes et arbre à came en tête, avec sa tenue de route exceptionnelle, remportera 40 victoires. En 1921, la voiture recevra le surnom de « Brescia », après avoir raflé les quatre premières places du Grand Prix de Brescia. Bugatti écrit, là, les premières pages de sa légende. Ettore associe très tôt son fils Jean à ses recherches et lui fait connaître tous les rouages de l’usine. A partir de 1920, Ettore Bugatti change de braquet : il crée des moteurs à 8 cylindres en ligne, aux allures d’œuvres d’art avec leur radiateur légendaire en forme de fer à cheval. La Type 30 en 1922, suivi des Types 32 et 34. En 1924, le summum de son génie s’exprimera avec la Type 35. La « 35 » est la plus mythique des « pur-sang » Bugatti. Avec ses performances époustouflantes, elle domine pendant dix ans les compétitions internationales totalisant 2000 victoires, soit 14 victoires en moyenne par semaine !! (record inégalé à ce jour). Elle dépasse les 180 km/h et séduit une clientèle sportive et aisée. Elle sera construite à environ 600 exemplaires en dix ans, chaque voiture de course est vendue 100 000 francs (soit dix fois le prix d’une Mathis ou d’une Citroën). Aujourd’hui les rescapées de cette histoire s’arrachent à plusieurs millions d’euros ! Pour Ettore, c’est la gloire et la richesse. Il achète le château Saint-Jean à Molsheim avec écuries et chevaux de race, où il reçoit tous les Grands du monde.

Nos deux Alsaciens se livrent à un duel homérique car leurs voitures se retrouvent souvent face à face dans les différents Grand Prix mais ce seront bien les Bugatti qui vaincront.

Ettore et son fils Jean avec la Bugatti Type 35
Ettore et son fils Jean avec la Bugatti Type 35
Ettore et son fils Jean avec la Bugatti Type 35

Ettore et son fils Jean avec la Bugatti Type 35

En 1928, Emile Mathis est lui aussi au sommet de sa carrière ; tout lui a réussi jusque-là. Il fait construire « La villa Mathis » au col du Kreutzweg dans le petit village du Hohwald. Luxueuse et moderne, avec des chambres qui possèdent toutes des douches à jet, cette villa de 1600 m² était dédiée à la vie mondaine. Il y accueillait, avec sa femme, des hôtes de marque issus de la politique, des arts et de l’industrie. Marcelle Latour a racheté la villa en 2006 et en a fait un hôtel-restaurant spécialisé dans l’accueil des groupes, que ce soit pour des séminaires d’entreprises ou des mariages. Madame Latour y installe une exposition permanente dédiée à Mathis pour qu’on n’oublie pas l’homme extraordinaire qu’il a été.

Emile rêve alors de conquérir le marché mondial ! Il ouvre des succursales en Pologne, en Chine, en Egypte, et se rend plusieurs fois aux Etats-Unis où il étudie la puissante industrie automobile américaine et ses capacités de production. En 1930, il crée une société américaine MATAM, Mathis-America, qui doit fabriquer 100 000 voitures dans une usine Durant (le fondateur de Général Motors) dans le Michigan. Mais l’aventure tourne court à cause des problème financiers de Durant. Mathis négocie alors un partenariat avec John Ford dont la filiale française connait quelques difficultés. En 1934, une joint-venture est crée à Strasbourg, la MATFORD S.A. Mais là encore, Emile va être abusé par l’Américain qui ne promeut pas les voitures Mathis aux Etats-Unis. Emile l’attaque certes en justice en 1935, mais l'usine de la Meinau est obligée d’arrêter sa production faute de moyens financiers. Emile gagne son procès en 1939 mais récupère une usine fantôme ! La guerre voulut par Hitler va sonner la fin des ambitions de notre strasbourgeois qui ne se remettra jamais de ses déboires avec les Américains et les Allemands.

L’EMY 4 est la dernière voiture à sortir des chaînes de montage en 1939. Pressentant l’occupation de l’Alsace par les Allemands, Émile Mathis fait déménager ses machines et les installe en région parisienne à Athis-de-l’Orne. Il y fabrique notamment des obus de 5 mm et 25 mm. Au moment de la défaite de 1940, il parvient à gagner les États-Unis où il fonde la société Mathem Corporation. En moins de dix mois, celle-ci enregistre ses premiers contrats importants avec les marines alliées et la Navy, 220 millions d’obus de DCA sont fournis. Pour cette collaboration efficace, Émile Mathis se voit décerner la plus haute distinction, la E de la Navy, distinction jamais accordée auparavant à un étranger. Il essaya bien de vendre ses voitures mais les Américains les trouvaient bien trop petites !

Bugatti va également connaitre ses heures de gloire entre 1930 et 1939. Ettore associe son fils Jean à ses recherches au sein du bureau d'étude de l'entreprise. A 18 ans, Jean connait toutes les phases de la construction des voitures et participe à la mise au point des moteurs. Dès 1930, il impose ses idées, par exemple l’adoption d’un double arbre à cames à la type 35, un châssis surbaissé, des freins hydrauliques … et dépose de nombreux brevets. Ils conçoivent les Bugatti Type 37 et Bugatti Type 40, ainsi que cette extraordinaire Bugatti Type 41 « Royale », pour dominer le monde de la voiture de luxe.

Brioult raconte dans " La Vie de l'Auto " en février 1985 comment le « patron » vendait parfois ses châssis : « Il arrivait de temps en temps, lorsque le patron présentait à son invité de marque son dernier châssis et que cet invité tombe en admiration devant cette pièce splendide, qu'il lui dise : Il vous plait ? Il est à vous ! Je vous l'offre. Alors l'invité, même le plus riche, même le plus blasé, le plus gâté, sidéré par un tel cadeau, se défendait généralement de l'accepter... Alors Bugatti insistait : Si, si, faites-moi le plaisir d'accepter, ce châssis est ma dernière création, j'y ai mis tout mon coeur, tout mon savoir-faire, prenez le car je sais qu'avec vous il sera entre de bonnes mains. Alors après le refus, c'étaient les remerciements que l'on devine. Quelques semaines plus tard, l'invité en question recevait la facture représentant la valeur du châssis. Il est évident que M. Bugatti ne procédait pas ainsi avec n'importe qui, il choisissait des gens célèbres et, surtout, très fortunés pour lesquels la valeur du châssis en question ne représentait pas une dépense somptuaire. Et l'invité payait sans rien dire, pensant qu'il avait peut-être mal compris et, de toutes façons il ne voulait, surtout pas, que l'on dise de lui qu'il avait refusé de payer M. Bugatti ... Tous donc payèrent en silence ! Mais un jour, l'un des invités ayant, comme d'autres, bénéficié du " châssis cadeau " du patron, rencontra ce dernier lors d'une soirée très parisienne : Cher Monsieur Bugatti, je suis heureux de pouvoir vous remercier encore une fois pour ce séjour délicieux passé dans votre si agréable château. Mais, dites-moi, j'ai comme un doute : le châssis que vous m'avez présenté, vous m'en aviez bien fait cadeau n'est-ce pas ? Mais naturellement s'exclama M. Bugatti, avec force, Pourquoi ? Vous ne l'avez pas reçu ? Si fait, si fait dit notre homme. D'ailleurs il est en carrosserie actuellement et je vais l'avoir bientôt, mais si ce que vous me dites correspond bien à ce que j'avais compris, il doit donc y avoir une erreur. Quelle erreur ? demanda Ettore Bugatti. Et bien, mon service comptable m'a dit avoir reçu une facture de Molsheim, alors ...Ah ! c'est cela ? Mais laissez donc nos gens s'arranger entre eux ... Et l'invité s'excusa presque et paya ! »

En 1936, Ettore laisse à son fils, qui n’a que 26 ans, la direction de l’entreprise qui emploie alors 1400 personnes.

Comme son père, Jean Bugatti est un touche-à-tout. Mais son plus grand talent c’est la recherche de l’excellence esthétique. Il dessine une centaine de carrosseries les plus élégantes qui aient jamais habillé un châssis Bugatti et réalise des chefs-d’œuvre pour la marque, notamment « La Bugatti Royale », le coupé du patron ou l’automobile des rois à qui était destinée cette voiture qui va entrer dans l’histoire. Elle n’aura été fabriquée qu’à 6 exemplaires que les rois n’achèteront pas car la crise de 1929 sévit en Europe à partir de 1931. Avec ses 6,4 m de long et trois tonnes, elle offre des performances exceptionnelles comparables à celles des voitures de course les plus abouties de l'époque. Très silencieux, le moteur, avec trois soupapes par cylindre, 350 kg à sec, double allumage, arbre à cames en tête et une cylindrée exceptionnelle de 12,7 L, consomme jusqu'à 60 litres aux 100 km, et permet plus de 200 km/h de vitesse de pointe. Ce moteur sera ensuite décliné dans des versions de moteurs d'avion Bugatti et Breguet-Bugatti. Les carrosseries sont dessinées par Ettore ou Jean Bugatti. Le bouchon de radiateur en forme d'un «  éléphant dansant », est une œuvre de Rembrandt Bugatti, frère d'Ettore qui s’était suicidé en 1916 dans son atelier à Montparnasse. Il ne s’en est vendu que 3 exemplaires au prix de 500 000 francs, trois fois le prix de la Rolls-Royce la plus chère et 25 fois le prix d’une Peugeot. Bugatti commercialise alors avec plus de succès la Type 46 dite « La Petite Royale »

Ettore a interdit à son fils d’être pilote. De nombreux accidents mortels jalonnent en effet l’histoire des courses automobiles. Jean se console en assurant les essais des prototypes et des voitures de course. Le 11 août 1939, à 10 heures du soir, Jean veut peaufiner les réglages du modèle 57 qui doit participer au Grand Prix de la Baule alors qu’il vient de gagner les 24 heures du Mans. La Type 57 qu’il a entièrement conçue est une vraie réussite commerciale grâce notamment à ses succès dans toutes les courses automobiles entre 1934 et 1939. Elle a notamment gagné les 24 heures du Mans en 1937 et 1939. Jean fait bloquer la circulation sur la petite route entre Molsheim et Duppigheim et place un garde à chaque carrefour. Après plusieurs essais concluants avec l’un de ses mécaniciens, il s’élance seul pour un dernier trajet et grimpe rapidement à la vitesse de 200 km/h. Lorsqu’un cycliste surgit dans son champ de vision, Jean cherche à l’éviter et perd le contrôle de son bolide qui percute malheureusement un platane. Le destin est cruel car Jean perd la vie à l’âge trop jeune de 30 ans et à 10 km de son usine et foyer. Ni son père Ettore ni l’usine ne s’en remettront.

             La 2ème guerre mondiale sonne le glas des ambitions de nos deux génies

Au début de la deuxième guerre mondiale, Ettore qui ne se remet pas de la perte de son fils aîné, décide de vider l’atelier de Molsheim. Il transfère tout le matériel à Bordeaux, où il se met à fabriquer des arbres de transmission d’avions pour l’armée française. Mais en 1940, les Allemands occupent Bordeaux et saisissent tout son matériel. Ettore se réfugie dans son appartement parisien. Il possédait également le domaine du Château d'Ermenonville dans l'Oise. Son père, Carlo, qu’il adore et à qui il était très attaché meurt à son tour en 1940. Sa femme, Barbara meurt en juin 1944. Ettore se remarie en 1946 avec Geneviève Delcouze dont il aura deux enfants, Thérèse et Michel qui perpétuent son nom. Le 21 août 1947, Ettore Bugatti, malade et épuisé par une vie trop riche en émotions meurt à l’âge de 66 ans d’une congestion cérébrale. Ettore aura été le constructeur d’automobiles le plus titré en remportant près de 10 000 victoires en quarante ans, déposé près de mille brevets et fabriqué quelques 7500 voitures de légende qui valent aujourd’hui des fortunes. Son second fils Roland sera obligé de vendre la compagnie en 1963 à Hispano Suiza.

L’usine Mathis de la Meinau avait également été réquisitionnée par l’occupant allemand qui y fabriquait des moteurs d’avions. En 1944, Émile Mathis n’hésite pas à fournir aux Américains les plans et les indications pour bombarder sa propre usine.

Emile retrouve son usine en grande partie détruite en 1946 mais la motivation l’a quitté. Il se concentre malgré tout sur sa reconstruction jusqu’en 1948. Mais Emile Mathis n’est pas bien connecté à la classe politique et ne fait pas partie des constructeurs automobiles inclus dans le Plan Pons du nouveau gouvernement. Il se lance dans différents projets qui ne donneront rien et ne survit que parce que l’usine fabrique encore des moteurs d’avions pour Yunkers, des tracteurs, des fers à repasser ou des composants pour Renault. Mais ses heures de gloire sont derrière lui. Agé, ruiné, Emile Mathis est obligé de fermer ses portes en 1950. En 1953, les terrains et l’usine sont vendus à Citroën, son plus grand concurrent d'avant-guerre.

Emile s’est remarié en 1950, à 70 ans, avec Jeanne Donnefort mais n'aura pas eu le bonheur d'avoir des enfants à qui transmettre sa passion. C'est un homme usé qui finit sa vie dépité par l’acharnement du destin à son encontre. Le 3 août 1956, on le retrouve mort au pied de la fenêtre de sa chambre d’hôtel à Genève : accident ou suicide ? On ne saura jamais. Emile Mathis aura été un acteur majeur de la construction automobile de son époque même si les 900 voitures qui existent encore (sur les 90 000 produites) n’atteindront jamais la valeur des Bugatti.

L’Histoire ne nous dit pas si ces deux génies se sont revus !

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