Catherine HUBSCHER, Madame Sans-Gêne ou la duchesse de Dantzig

Un jour … une fée … s’est penchée sur le berceau d’une petite fille à Neuhausen-Goldbach dans la vallée de la Thur au-dessus de Thann. Goldbach est, à l’époque, un tout petit village d’une centaine d’habitants à 500 mètres d’altitude, sous le Grand-Ballon et près du château du Freundstein dont nous avons parlé dans l’article sur Henriette d’Oberkirch de Freundstein. Cette petite fille, prénommée Catherine, est née le 2 février 1753, un an avant la naissance du futur Louis XVI et d'Henriette d'Oberkirch de Freundstein. Catherine est la deuxième d’une fratrie de 6 enfants. Son père, André Hubscher est bûcheron et braconnier comme son père et toute la famille est originaire de Geishouse, le village voisin, le plus haut d’Alsace à 966 mètres d’altitude (dont sont d’ailleurs également originaires les aïeux Luthringer de ma grand-mère maternelle Angèle).

L’Alsace n’est française que depuis soixante-quinze ans et la vie n’a pas changé dans ces vallées reculées où l’on ne parle que le patois alsacien. La vie y est extrêmement difficile voire misérable. Les enfants n’allaient pas à l’école et faisaient l’apprentissage de la vie dans les champs ou bois avoisinants. A douze ans, son père, n'ayant pas les moyens de nourrir une famille aussi nombreuse, place Catherine comme lingère dans la famille Koechlin, des maîtres de forges à Willer-sur-Thur où elle bat le linge dans le lavoir de la rivière à longueur de journée. Son père décède en 1769 à 49 ans. Lorsque le jeune Louis XVI monte sur le trône, en 1774, Catherine est placée, comme aide-ménagère, dans la famille Mény à Husseren ou son occupation principale est toujours de battre le linge dans la rivière. Lorsque sa mère décède en 1779, il n’y a rien à hériter. Catherine a 26 ans, elle est dotée d’un fort tempérament ; elle parle trop et trop fort. Le tuteur ne sachant que faire d’elle l’envoie à Paris pour la placer dans une famille de bourgeois de sa connaissance. A Paris, elle est ébahie. La ville pue la misère au milieu de richesses inouïes. Elle travaille beaucoup, elle est la femme à tout faire de la maison. Pendant ses temps libres, elle fréquente d’autres Alsaciens du pays. Eh oui, c’est qu’elle ne parle quasiment que le patois du Haut-Rhin. Dans une brasserie où se retrouvent les expatriés alsaciens, elle rencontre et tombe immédiatement amoureuse d’un beau caporal, François-Joseph Lefebvre, de deux-ans plus jeune qu’elle.

François-Joseph Lefebvre est né le 25 octobre 1755 à Rouffach, petit village au sud de Colmar. Son père, commandant des milices municipales, décède quand il a 10 ans. Lorsque sa mère se remarie, elle le confie à son oncle, curé à Guémar qui le destine à la prêtrise. Il lui apprend le latin, le grec, le français et l’allemand. Mais à 17 ans, François-Joseph s’enfuie le bâton à la main et le baluchon sur l’épaule sur les routes de France. Il monte à Paris avec plein d’espoir sur sa vie à venir. Il s’engage dans le régiment des gardes du Roi à 18 ans, est promu caporal en 1780 ; c'est une promotion extraordinaire à ses yeux car les gardes du Roi c'est servir au plus près du pouvoir ...

Pour le moment, les deux amoureux cultivent leur bonheur et s’installent rue Poissonnière au faubourg Montmartre. Catherine accouche le 4 avril 1781 d’un garçon, Charles-Michel.  Catherine et François se marient le 1^er mars 1783 et s’installent dans un petit appartement à côté des Tuileries. Ils n’imaginent pas une seconde le destin qui les attend. Pour améliorer leurs conditions, François, qui est promu sergent en 1782, donne des cours d’allemand ou de grec, ainsi que des cours de français à Catherine. Notre alsacienne est comblée de sa nouvelle situation : mariée à un beau sergent à la tête d’un ménage à elle ! C’est inespéré comme évolution personnelle ! Elle fait des ménages pour mettre du beurre dans les épinards (la solde de François devait avoisiner 2 ou 3 livres ou francs par jour ; le kg de pain coûte 0,30 francs, 1 kg de viande 0,70 francs ; 1 kg de beurre 1,50 francs ; 1 kg de sucre 2 francs).

En juin 1782, François défile fièrement à côté du maréchal de Biron à la tête des gardes-françaises devant un parterre d’invités conviés à l’occasion de la visite du comte du Nord (le futur tsar de Russie, Paul 1er), de sa femme, Dorothée de Wurtemberg de Montbéliard et d’Henriette d’Oberkirch, notre autre alsacienne, l’héroïne de l'article précédent. Catherine est au comble du bonheur sans se douter une seconde que l’avenir va leur réserver des destins bien contraires. Les succès ainsi que les drames personnels à répétition vont bouleverser la vie de nos amoureux et se succéder au gré des évènements extraordinaires de cette fin du 18^ème siècle.

François-Joseph est promu Premier-Sergent en 1788. La révolution de 1789 va propulser notre jeune alsacien au milieu des actions violentes : il sauve la vie à plusieurs officiers le 14 juillet 1789 et est promu lieutenant. Il est ensuite blessé en aidant les tantes du Roi dans leur fuite vers Rome en février 1791, puis en protégeant le carrosse du Roi au retour de Varennes en juin 1791. La vie de notre couple va véritablement commencer avec la révolution alors qu'elle s'arrête pour Henriette d'Oberkirch qui se cloître dans un silence de dépit.

 En 1792, François a 37 ans et, comme Jean-Baptiste Kléber, le strasbourgeois, est engagé comme capitaine dans l’armée de la Moselle (sa solde passe à 180 francs par mois). Par un heureux concours de circonstances, Catherine a pu faire intervenir une « sans-culotte », la citoyenne Baudray, pour proposer François pour une prochaine promotion comme adjudant-général. Ce dernier va ensuite bénéficier d’un avancement fulgurant : chef de bataillon le 3 septembre 1793, général de brigade le 3 décembre 1793, général de division le 10 janvier 1794 ! C’est un soldat, courageux, intrépide, qui risque sa vie à chaque bataille pour défendre la cause républicaine.

Pendant cinq ans, il est de toutes les campagnes sur la frontière est. Il combat héroïquement dans l’armée de Sambre-et-Meuse sous les ordres des généraux Jourdan, Hoche ou Kléber. (victoires du Geisberg à Bouxwiller, de Fleurus, d’Altenkirchen, Wetzlar, Friedberg. En 1794, Catherine fuit, comme beaucoup d’autres femmes, Paris, la misère et la terreur provoquée par les Jacobins de Robespierre. Elle rejoint François sur le champ de bataille en Belgique. Elle accouche seule à Liège d’une fille et survit grâce à la solde de son mari toujours au première loge sur le front.

En juin, François s’illustre à Fleurus et contribue au succès de la bataille en repoussant 3 attaques du Prince Charles. Il s’écrie « nous retirer quand nous pouvons combattre et mourir avec gloire ! Non, Non, point de retraite ». Il participe aux prises de Kaiserslautern, Düsseldorf et Mayence dont il est nommé gouverneur. A Altenkirchen, il prend 4 drapeaux, 12 canons et fait 3000 prisonniers.            

Contrairement à ce que l’on racontera plus tard, Catherine n’a jamais été blanchisseuse à Paris ; elle accouche après chaque permission de François ! Elle aura quatorze enfants dont un seul, Xavier, atteindra l’âge adulte. C’est dire que notre sundgauvienne n’a pas le temps de s’épancher sur son sort car elle a un foyer à gérer, se bat avec les problèmes domestiques et pleure les décès successifs de ses enfants. Catherine devient aussi un personnage public en tant que femme de général. Elle fréquente le mess des officiers et gère les finances en l’absence de François. La paie de général leur permet d'acheter un petit pavillon à Limeil dans l’Oise. Elle s’embourgeoise avec délectation car elle a une revanche à prendre sur la vie. Elle se lance dans des invitations des autres femmes d’officiers et se lient d’amitié avec celles-ci. En juin 1798, les deux Alsaciens retournent voir leurs familles en Alsace car François a été nommé commandant en chef de l’armée du Haut-Rhin.

En mars 1799, les armées du Rhin et du Danube traversent le Rhin pour affronter une nouvelle coalition austro-russe. Le 21 mars, François qui seconde le général Jourdan, est blessé au bras par une balle à Pfullendorf près du lac de Constance ; cette blessure va changer le cours de sa vie. Il revient à Paris où le Directoire lui offre une armure et le nomme commandant de la 17^ème région militaire de Paris. L’année 1799 est très mouvementée ; les partis politiques sont en pleine ébullition.

En juin 1799, le directeur Barras fait proposer à François un poste de directeur ce qui fait dire à Catherine : « il faut leur répondre que non. Que veux-tu aller faire au milieu de tout cela ? Reste ici. Il faut qu’ils soient bien malades là-bas, puisqu’ils veulent faire un roi d’un imbécile comme toi » ! Sévère mais tellement sensé !

Le 23 août, Bonaparte quitte l’Egypte en abandonnant son armée ! Son débarquement en Provence est totalement illégal car il ne prend aucune mesure de quarantaine contre la peste en débarquant à Saint-Raphaël (la peste sévissait en Egypte où 1000 soldats français étaient morts de la maladie). Il arrive à Paris le 16 octobre et se lie avec Sieyès un des directeurs qui préparent un coup d’état. François-Joseph Lefebvre est impressionné par l’engouement autour de Bonaparte. Il a 44 ans (Bonaparte en a 30) et se laisse entrainer par la fougue de ce jeune général. Il se retrouve plusieurs fois, au domicile de Joséphine, aux réunions préparant le complot des 17 et 18 Brumaire (8-9 novembre) où Bonaparte lui demande de soutenir le coup d’état qu’il prépare. Pour obtenir son soutien en tant que commandant en chef de l’armée parisienne, Bonaparte lui offre le sabre qu’il portait aux Pyramides ! Le geste est fort et ne peut qu’emporter les dernières réticences de notre alsacien.

Le complot manque d’échouer suite à l’intervention malheureuse de Bonaparte à la tribune de l’Assemblée. Son frère Lucien Bonaparte, Président du Conseil des Cinq-cents essaie de sauver la situation mais est également conspué. Voyant Bonaparte blême, François-Joseph lui dit : « Donnez-moi un ordre et je vous ramène à l’instant votre frère ». Il pénètre alors, l’épée à la main, avec 25 hommes dans l’hémicycle sous les huées des députés et sans se troubler ramène Lucien vers la sortie au moment où les deux frères allaient être mis hors la loi. Il donne ensuite l’ordre aux généraux Leclerc et Murat d’évacuer la salle assurant ainsi le coup d’état mais aussi son incroyable carrière. Une nouvelle constitution autoritaire est promulguée le 13 décembre 1799.

 Bonaparte n’oubliera pas ce qu’il doit à François-Joseph et le nommera le 1^er avril 1800 sénateur. Le strasbourgeois fait maintenant partie des proches de Bonaparte et suit son ascension sociale vers l’Empire. Mais, sa blessure au bras n’est pas guérie et l’empêche de reprendre du service ce qui lui est insupportable. Napoléon lui octroie une retraite mensuelle en 1801 de 6000 francs (quand le salaire d'un bon maçon est de soixante-quinze francs, celui d'une lingère vingt-cinq francs) qui passera à 20000 francs en 1805. François-Joseph passe ses journées au Sénat en tant que prêteur (trésorier). Catherine ne reste pas inactive. Elle profite de sa nouvelle position pour intervenir auprès du 1^er consul ou des fonctionnaires de l’Etat à chaque fois qu’elle souhaite réparer une injustice et aider un tel pour une promotion méritée, un autre pour une rente ou encore permettre à une de ses amies de devenir la femme de chambre de Joséphine. Elle aidera même des émigrés à retrouver leur position « d’avant » ! Elle dispose de plusieurs appartements au palais du Luxembourg.

En 1802, les Lefebvre achètent le château de Pontault-Combault à Monsieur de Saint-Hilaire où ils résideront jusqu’à leur mort. François sera maire de la ville de 1813 à 1820. Lorsqu'Henriette d'Oberkirch meurt en 1803, Catherine est sur un nuage tellement le destin lui est favorable alors qu'elle n'a pas encore atteint le sommet.

Le premier consul Bonaparte veut maintenant être Empereur. Pour cela il compte s’appuyer sur une cour de dignitaires à qui il assurera, en contrepartie d’une indéfectible fidélité, gloire et fortune. Il réussit à manipuler les sénateurs qui vont, le 18 mai 1804, lui apporter sur un plateau un « sénatus consulte » qui le désigne empereur des Français ! Le même jour, le nouvel empereur signe un décret qui élève à la dignité de maréchal d'empire, dix-huit généraux, tous issus de la révolution. Notre François fait partie des heureux élus : Berthier, Murat, Moncey, Jourdan, Masséna, Augereau, Bernadotte, Solut, Brune, Lannes, Mortier, Ney, Davout, Bessières, Kellermann, Pérignon et Sérurier. L’empereur Napoléon 1^er octroie à François Lefebvre une rente annuelle de 250 000 francs (quand une veuve de général mort pour la patrie reçoit 1000 francs).  François-Joseph reçoit également la Légion d'Honneur (Grand-aigle, Grand-croix et grand officier) le 2 février 1805 avec un revenu complémentaire annuel de 263 000 francs ! (le salaire annuel d'un fonctionnaire est d'environ 1000 francs). Il est au sommet de la gloire. On l’appelle : « Monseigneur » ! Il se souvient alors de sa place de caporal du maréchal de Biron vingt-cinq ans plutôt ! Le « bâton » fait accéder Catherine à un statut mondain inimaginable : elle est appelée « Madame la Maréchale ».

Catherine, à 51 ans, accouche d’un dernier garçon Joseph dit Coco. Ils retournent en Alsace en été et sont fêtés comme des stars partout où ils passent. Onze coups de canon doivent être tirés à chacun de leur passage dans une ville ! Quel folklore ! La nouvelle maréchale Lefebvre ne cache pas qu’elle apprécie surtout le côté pécunier de cet honneur :

« Elle fit cet aveu, rapporte Mme de Rémusat, au milieu du salon, au château de Saint-Cloud. Elle fit rire alors la cour par sa naïveté et, rouge de colère, s’adressa à l’Impératrice Joséphine en ces termes : Madame, je vous prie de faire taire toutes vos péronnelles !»

Il faut préciser que François fait partie depuis de nombreuses années de la secrète Franc-Maçonnerie. Il est grand hospitalier d’honneur et grand aumônier d’honneur du Grand Orient de France. Onze des nouveaux maréchaux en font également partie.

Les Lefebvre font évidemment partie des invités à la fameuse comédie du couronnement impérial qui a lieu le 2 décembre 1804 à la cathédrale Notre Dame, où les 3 maréchaux honoraires portent les insignes de Charlemagne (François Lefebvre l’épée, Kellermann, le strasbourgeois vainqueur de Valmy, la couronne et Pérignon le sceptre). Un conseiller d’Etat interpelle François :

- Vous avez là un bel habit, Monseigneur !

- J’espère bien qu’il est beau, lui répond François, il n’a été fini qu’hier et pourtant, il y a trente-cinq ans que je n’ai cessé d’y travailler !

Cette journée du 2 décembre est restée gravé à tout jamais dans leurs mémoires ! Imaginez une scène digne des meilleurs théâtres gréco-romains : dès minuit des salves de canon retentissent dans tout Paris pendant que la neige tombe ; à 6 heures les cloches de Notre-Dame sonnent ; il fait très froid ; toutes les chambres et balcons ont été loués pour l’occasion ; à sept heures les cinq cent instrumentistes et choristes s’installent dans la nef ; à neuf heures, le carrosse pontifical, encadré de cent huit dragons arrive précédé d'un porte-croix, le nonce Speroni, monté sur un âne ; quarante carrosses acheminent ensuite les douze mille invités qui rejoignent la place qui leur est assignée dans la cathédrale Notre-Dame ; à onze heures, le cortège impérial, constitué de vingt-cinq voitures escortés de six régiments de cavalerie, cuirassiers, chasseurs à cheval et grenadiers arrivent sur le parvis de la cathédrale ; lorsque les portes du carrosse impérial couvert d’or, tapissé de velours blanc et vert surmonté d’une couronne d’or portée par quatre statues d’aigles, s’ouvrent, le couple impérial est ovationné par la foule ; le couple entre solennellement dans la nef. Napoléon, à trente-cinq ans, s’installe sur son trône, Joséphine à son côté. La cérémonie dure cinq heures et les invités, surtout les femmes en décolletées, claquent des dents dans leur tenues légères. Le pape Pie VII qu’on a forcé à venir prononce les formules consacrées : « Dieu, répandez par mes mains les trésors de vos grâces sur Votre serviteur Napoléon, que, malgré notre indignité personnelle, nous consacrons, aujourd’hui, Empereur en Votre nom ». Kellermann dépose la couronne sur l’hôtel. Napoléon s’en saisit et pose lui-même la couronne sur sa tête selon le rite des rois carolingiens. Joséphine s’agenouille ensuite devant lui, les mains jointes. L’Empereur pose alors une fine couronne en or sur les cheveux et fait d’elle l’Impératrice des Français… Cent-un coups de canon sont tirés pendant que le couple impérial s’affiche sur le parvis de la cathédrale où il est acclamé par les parisiens. Catherine est aux premières loges et n’en revient pas de tout ce cinéma. Mais elle aime bien ce petit général qui a toujours été avenant avec elle et … on ne vit qu’une fois … Pendant tout le mois de décembre, Paris est en fête : réceptions, bals et cérémonies officielles se succèdent. La révolution française est bien enterrée.

          Pendant que Catherine s’amuse avec Joséphine au milieu d’une cour qui se veut plus resplendissante que l’ancienne, François prépare à nouveau la guerre. Car notre empereur ne peut pas se contenter de la France ; il veut être le maître de l’Europe voire du monde.

Le 5 octobre 1806, François est nommé Commandant de la Garde Impériale (il perçoit 70.000 francs de revenus en plus des autres revenus qu’il a déjà). En octobre, il est à la tête du 5^ème corps d’armée et participe à la bataille d’Iena où la Prusse perd 40.000 hommes et toute son artillerie en une journée ! Le 27 octobre, François entre à pied à la tête de la Garde Impériale à Berlin devant toute la Grande Armée.  

Le 23 janvier 1807, il est nommé Commandant du 10^ème corps d’armée et participe à la bataille d’Eylau contre les russes. Là, même le maréchal Lefebvre est ébranlé par le carnage qui se déroule sous ses yeux : 45000 morts, sans parler des blessés, des chevaux agonisants sur le champ de bataille !

Mais l’empereur Napoléon a une autre idée en tête : il veut créer une noblesse basée sur le mérite. Il pense à François qui illustre bien ces héros qui ont risqué leur vie sur le champ de bataille et qui seront un exemple pour ceux dont il aura besoin plus tard ! Il charge ainsi notre François du siège de Dantzig alors qu’il n’a aucune expérience de ce genre de combat. Ses généraux infligent au général Kalkreuth le même déluge de feu que celui qu’il a lui-même subit du même Kalkreuth au siège de Mayence, 14 ans plus tôt. Il s’emporte d’ailleurs après les artilleurs : « Je n’entends rien à votre affaire, mais foutez-moi un trou et j’y passerai. » Ce qu’il fait, en mai 1807 et les Prussiens capitulent le 8 mai. Ce qui fait dire à l’un de ses généraux : « Nous avons pris Dantzig malgré le maréchal Lefebvre ».

Napoléon est très content : il convoque François au château de Finkenstein ; l’ordonnance le reçoit par un : « Monsieur le duc, l’Empereur vous engage à déjeuner avec lui et vous prie d’attendre un quart d’heure. François se retourne, pensant qu’il n’est pas seul. Il ne comprend rien à cette histoire de duc et attend. Lorsque Napoléon le fait entrer, il lui lance : « Monsieur le duc, asseyez-vous près de moi, je vous prie. Monsieur le duc a-t-il fait bonne route ? Monsieur le duc prendra-t-il un peu de vin ? » François, stupéfait marmonne : « Majesté, je ne suis pas duc … »

« Monsieur le maréchal, poursuit l’Empereur, je vous dois quelques explications. J’ai décidé de faire de vous le premier duc de mon empire. Vous avez conquis avec talent la place de Dantzig, vous serez désormais duc de Dantzig ». Notre petit caporal alsacien reste sans voix ! Des serviteurs apportent un énorme pâté figurant la ville de Dantzig. « Attaquez, Monsieur le duc, reprend l’Empereur, voilà votre conquête, c’est à vous d’en faire les honneurs  ». A la fin du repas, Napoléon se lève et lui présente une boite : « Aimez-vous le chocolat, Monsieur le duc ? ». François, trouvant que tout cela en faisait peut-être un peu trop, bafouille : « Mais … oui, Sire … ». Napoléon lui tend alors la boite : « Je vais vous en donner une livre de la ville de Dantzig, car puisque vous l’avez conquise, il est juste qu’elle vous rapporte quelque chose ». De retour dans ses quartiers, François ouvre la boite et découvre, au lieu de chocolats 300 billets de 1000 francs, d’après certains « historiens », pour d’autres une somme de 100 000 écus ou encore des Napoléons en or. Le titre est assorti d’une nouvelle rente annuelle de 100 000 francs !

C’est la première fois que Napoléon attribue un titre de noblesse à un de ses maréchaux. Il y en aura beaucoup d’autres par la suite. Tous ces honneurs ne font pas tourner la tête à François qui reste un brave militaire faisant son devoir de soldat et exécutant les ordres qu’on lui donne. Ce n’est pas un stratège, ne fait pas de vagues et n’a pas pris le melon. C’est pour cela que Napoléon l’apprécie aussi. Catherine est fière de son homme et pas mécontente d’exacerber la jalousie des « péronnelles de la cour ». A l’une d’entre elles, dont la fidélité à son mari était intermittente qui lui demandait si elle n’oubliait pas parfois d’être une duchesse, elle répondit : « oh oui, bien souvent, mais je n’oublie jamais que je suis la femme de Lefebvre ». Nos deux alsaciens font maintenant partie de la cour impériale la plus fastueuse mais la plus théâtrale de l’époque. Ils assistent à toutes les fêtes données par Napoléon pour glorifier l’empire !

Napoléon demande ensuite au duc de Dantzig d’acheter un hôtel particulier pour montrer sa nouvelle stature sociale (aucun acte de l’empereur n’était gratuit). Il achète donc un hôtel au 29 rue Joubert près de la place Vendôme où ils doivent organiser des réceptions et fêtes en l’honneur de son nouveau titre ! Ils achètent également le Grand hôtel de Montmorency au 89 rue du Cherche-Midi. Mais Catherine n’aime pas la cour de parvenus prétentieux dont s’entoure l’Empereur. Elle s’emporte souvent après les sœurs de l’Empereur qui lui reprochent ses origines populaires et à qui elle reproche leurs attitudes. Il est vrai qu’elle n’a pas changé son vocabulaire et que son accent alsacien n’arrange pas les choses. Elle agace ou s’attire les moqueries des autres parvenus. Mais Catherine s’en moque car le couple impérial lui porte une véritable affection.

Un soir, l’Empereur la complimente lorsqu’elle paraît parée de toutes ses pierreries : « Comme vous êtes belle, madame la Duchesse !  Oh, sire, comme votre Majesté est grande ! » réplique notre Catherine à l’empereur qui mesure 1m68 !

Un autre jour, elle arrive couverte de diamants, de perles et de plumes. Elle dit au chambellan : « Dis-leur que c’est la femme à Lefebvre ! ». Monsieur de Beaumont l’annonce alors par un « Madame la Maréchale Lefebvre ». L’empereur vient au-devant d’elle et lui dit : « Bonjour Madame la Maréchale duchesse de Dantzig, titre que Monsieur de Beaumont a oublié. » Catherine se retourne alors en riant et s’écrie : « ah ! ça te la coupe, cadet ! » déclenchant l’hilarité générale. Elle amuse tellement Napoléon et Joséphine que ceux-ci la placent souvent à table à côté de Talleyrand que personne n’aime vraiment ce qui déclenche à chaque fois de véritables fous rire car Catherine provoque ouvertement ce dernier avec ses réparties acérées comme « vieux farceur » !

Cambacérès, ministre de Napoléon, aura ces mots : « Je sais bien que la Maréchale n’est pas une duchesse parfaitement en harmonie avec sa dignité, mais elle est une bien bonne femme ». La duchesse d’Abrantès écrit que « la Duchesse avait toujours quelque bonne gaieté bien entière, bien drue surtout, et jamais elle ne manquait de riposte ». A madame de Chastenay qui lui vante les mérites de son coiffeur, Catherine répond : « C’est moi qui se coiffe ».

Fin 1808, à 53 ans, François se retrouve à la tête du 4e corps en Espagne, bat le général Blacke, disperse l'armée d'Estramadure et concourt au gain de la bataille d’Espinosa. Pendant la campagne de 1809, à la tête de l'armée bavaroise il prend part aux batailles d'Eckmuhl et de Wagram, et soumet le Tyrol qui s’était révolté.

Mais, en 1809, l’Empereur divorce et la vie insouciante prend fin car Catherine perd son amie Joséphine et elle n’aime pas du tout la nouvelle épouse Marie-Louise. De plus, Napoléon s’est transformé en despote qui n’écoute plus personne et les malheurs vont bientôt s’accumuler.

               En 1812, François repart à la tête de la Vieille Garde à pied et partage les fatigues et les dangers de la folle campagne de Russie qui va tourner au désastre. Le 15 décembre 1812, leur fils ainé, Xavier Joseph Lefebvre, général de brigade, qui a été deux fois aide de camp de son père, meurt à Vilnius en Lituanie épuisé par les combats de la campagne de Russie. François-Joseph est effondré et ne participe pas aux campagnes de 1813.

A Paris, la crise financière entraine à nouveau la misère. Catherine passe son temps à aider les plus démunis.

Lors de l'invasion de la France par la coalition, le maréchal Lefèbvre se distingue encore aux batailles de Montmirail et de Champaubert, où il a un cheval tué sous lui. Mais la motivation n’y est plus. François va voter la déchéance de Napoléon au Sénat le 2 avril 1814 et s’attire les foudres de Catherine qui reste fidèle à l’Empereur déchu. Il fulmine maintenant contre ce « petit bougre-là qui n’aurait pas été content avant de nous avoir tous fait tuer. »

Il se rallie au nouveau roi Louis XVIII qui le fait Pair de France et chevalier de Saint-Louis, et lui accorde une pension de 36 000 francs comme ancien sénateur en plus des 20 000 francs de retraite militaire.

Les Lefèbvre se retirent ensuite sur leurs terres de Combault pour goûter enfin quelques années de calme. Catherine ne retourne pas à la cour royale : « J’y allais quand j’y étais chez nous. Maintenant que c’est chez eux, je n’y serai plus chez moi ! »  François, lui, répond à un noble qui lui faisait entendre qu'il n'avait pas d'ancêtres : « Pourquoi faire, je suis un ancêtre ! » A un autre qui s’étonnait de sa fortune il dit : « Je vous tirerai deux cent coups de fusil, et si après cela vous vivez encore, tout ce que vous admirez est à vous ». Le comte Roquet évoque « un tact parfait » ou « La doublure vaut l’étoffe » pour rendre compte des qualités de Catherine et de son mari.

Après Waterloo, la France retrouve ses frontières de 1790 et est condamnée à payer 700 millions de francs d’indemnités. Napoléon a prélevé 2 millions d’hommes dont un tiers est mort au combat ou des blessures et maladies. Les guerres de Napoléon auront aussi coûté la vie à 300 000 civils français et 1 million d’européens (soldats et civils). C’est cher payé pour assouvir l’ambition personnelle d’un seul homme.

En 1817, meurt Joseph, le plus jeune et dernier de leur fils : les voilà seuls, abasourdis, leurs 14 enfants disparus il n’y a plus de raison de vivre ! Tant d’épreuves pour rien, car ne pas transmettre le fruit de tant d’efforts leur est insupportable.

François meurt à Paris le 13 septembre 1820 à 65 ans, un jour après François Kellermann. Il sera enterré au Père-Lachaise où il avait lui-même réservé sa place, à côté de son ami Masséna, non loin de Pérignon et de Sérurier. Son nom est inscrit au côté Nord de l’Arc de triomphe de l’Étoile. L’un des « boulevards des Maréchaux » ceinturant Paris a reçu le nom de boulevard Lefebvre.

 Catherine est une veuve très riche. Elle retourne alors dans son hôtel parisien au 29 rue Joubert et survivra à son petit caporal pendant 15 ans. Elle n'oubliera jamais ses origines modestes ; bonne et généreuse, elle aide ses proches moins favorisés qu'elle. Elle apprendra avec tristesse la mort de l’Empereur à Sainte-Hélène en 1821. Nul doute qu'elle revit son incroyable vie pendant ses quinze ans en se rappelant ses pauvres parents et la merveilleuse vallée de la Thur où elle est née. Elle mesure surtout l'extraordinaire chance qu'elle aura eu de vivre au plus près des évènements historiques qui donneront naissance aux démocraties européennes.

Elle décède le 28 décembre 1835 à l'âge de quatre-vingt-deux ans et repose également au Père-Lachaise.

En 1892, l’auteur Victorien Sardou veut créer une pièce de théâtre mettant en scène une héroïne de la révolution pendant le premier empire. Il pense d’abord à une certaine Thérèse Figueur, véritable femme soldat des armées de Napoléon. Cette Thérèse était sans gêne et le titre de la pièce s’intitulera Madame Sans-Gêne. Mais le personnage central ne parait pas suffisamment connu à son complice Emile Moreau. Ils décident donc de faire interpréter le rôle principal à notre Catherine. La pièce, jouée pour la première le 17 octobre 1893 au théâtre du Vaudeville est un triomphe. Elle sera jouée plus de mille fois. Elle sera reprise des dizaines de fois au théâtre, à l’opéra ou au cinéma. Catherine y sera incarnée par les plus grandes actrices du monde, Patachou, Madelaine Renaud, Sophia Loren, Sophie Desmarets, Jacqueline Maillan, Clémentine Célarié ou Mathilde Seigner… Notre François n’est pas en reste puisqu’il a été immortalisé par Robert Hossein, Van den Driessche … C’est dire que notre Catherine continue de vivre dans le cœur des Français même si on ne l’a jamais appelée Madame Sans-Gêne de son vivant.