18 Mai 2020
En ce début de 16ème siècle, toute l’Europe s’embrase, pour ou contre la vieille Eglise, pour ou contre les réformateurs. Les idées nouvelles passionnent les foules à Strasbourg, à Mulhouse et traversent les campagnes. Les autorités des villes soutiennent souvent la réforme car cela leur permet d’espérer contrôler le clergé. Les pauvres gens, eux, espèrent que la réforme religieuse entraînera une réforme politique et sociale. Mais les seigneurs, évêques et cardinaux ne l’entendent pas de cette oreille et ne veulent évidemment pas que leurs privilèges puissent être remis en cause.
Partout la situation des paysans s’est de plus en plus dégradée, leurs seigneurs leur réclamant toujours plus de charges. Le mécontentement gagne les masses. Encouragés par la progression des idées luthériennes, les paysans veulent aussi que leur quotidien change. De plus plusieurs années de mauvaises récoltes poussent les paysans à la révolte.
Déjà en 1493, Hans Ullmann et Jacob Hauser, anciens bourgmestres de Sélestat et de Blienschwiller (donc des notables sérieux) avaient créé une conjuration du nom de « Bundschuh » (le soulier à lacets) et entraîné une dizaine de villages dans une révolte de papier. Dénoncés, la répression et les mutilations sont tellement cruelles qu’elles marqueront longtemps les esprits. Un certain Joss Fritz reprend les thèmes du Bundschuh par trois fois, d’abord à Spire au nord de l’Alsace en 1502, puis à Fribourg où en 1512 il réussit à rassembler quelques milliers de paysans, pour réclamer des réformes, et en 1517, on retrouve le même Fritz à Obernai qui projette de soulever quelques 70 des villages environnants ! Ils veulent maintenant supprimer la noblesse et le clergé tout en maintenant le rôle de l’empereur ! A chaque fois les tentatives sont étouffées dans l’œuf et les responsables massacrés sans procès !
En 1524, à Stühlingen près de Constance, une comtesse ordonne à ses paysans d’abandonner leurs champs pour chercher des coquilles d’escargots. C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase ! Les paysans refusent et se révoltent. Une assemblée rédige « douze articles » détaillant leurs revendications : le premier article réclame le droit d’élire leur curé ou leur pasteur ! C’est révélateur de l’état d’esprit de la population d’alors qui ne supporte plus les injustices venant d'en haut. Tant qu'à faire, ils réclament aussi la suppression de la dîme sur le bétail et sur les grains, l’abolition du servage, le droit de chasse et de pêche pour tous (qui était réservé aux nobles), la gestion des bois et forêts aux communes et non plus aux seuls seigneurs, une diminution des redevances et des corvées, la fin de l’arbitraire de justice. Tout cela nous parait aujourd’hui juste mais à l'époque celà représentait une remise en cause inadmissible des privilèges d'une minorité de nobles ! ….. Comme une traînée de poudre, les articles imprimés se propagent dans toute l’Allemagne. Des prédicateurs parcourent la campagne pour appeler tous les paysans des villages à la révolte. En Allemagne, 100000 paysans se révoltent. Les incidents se multiplient un peu partout dans la vallée du Rhin.
Molsheim
A Molzen (Molsheim), Erasmus Gerber est tanneur dans l’entreprise de son père. Il est né dans la petite ville, s’y est marié et a de beaux enfants. Il exerce son dur métier tout en étant de toutes les réunions avec les autres corporations. Il aime son métier mais ne supporte pas les injustices. Il rêve d’une société plus juste. Il est instruit et écrit beaucoup aux représentants des seigneurs ou des villes pour dénoncer les abus. Il a même des secrétaires qui retranscrivent ses doléances ou celles des pauvres gens dont il est devenu petit à petit le porte-parole.
Début avril 1525, le seigneur de Barr enferme le sonneur de cloches qui avait appelé les paysans à une réunion. 400 paysans d’Obernai, Boersch, et Ottrott se réunissent et obtiennent la libération de leur ami. Forts de ce 1er succès, ils projettent un rassemblement secret de tous les paysans d’Alsace pour le lundi de Pâques en différents lieux. Erasmus est vite informé des évènements et se propose de rassembler les volontaires à Altorf, près de Molsheim.
Le samedi 15 avril, l’intendant de l’évêque arrête deux prédicateurs « protestants » qu’il enferme au château de Dachstein. Erasmus réagit immédiatement et à la tête de 400 paysans envahit le couvent d’Altorf où il s’installe car il y a assez de ravitaillement pour sa troupe. Le dimanche de Pâques, c’est l’embrasement ; plusieurs milliers de paysans affluent au couvent.
Le lundi de Pâques 17 avril 1525, jour prévu, éclate le soulèvement général : 8000 à Altorf avec Erasmus Gerber à leur tête, Wolf Wagner commande 6000 hommes à Ebermunster, Bacchus Fischbach rassemble 5000 hommes à Wissembourg, Jacob Kieffer réunit 7000 paysans dans les environs de Haguenau et Heinrich Wetzel a pris la tête de 8000 hommes à Mulhouse ! Il faut croire que le «feu couve » depuis un moment !
L’effet de surprise est total. (un peu comme les gilets jaunes à leurs ronds-points). Mais là, ce sont des années d’exactions qui ont fait se soulever dans un élan plus que téméraire une majorité de paysans dans toute l’Alsace et l'Allemagne !
Erasmus écrit un manifeste au Conseil de Strasbourg qu’il veut faire adhérer à sa révolte : « Si la nouvelle Evangile s’épanouit à Strasbourg, il n’en est pas de même à la campagne où les prédicateurs sont insultés par les représentants de l’Eglise féodale romaine ; c’est pourquoi la troupe paysanne d’Altorf demande aide et conseil aux autorités de Strasbourg à l’heure qui leur convient, que ce soit à midi ou à minuit » leur écrit-il.
A Haguenau, la troupe de Jacob Kieffer occupent le couvent de Neubourg et adresse également à Strasbourg un manifeste, encore plus radical que les Douze Articles de Souabe. Il refuse notamment de payer l’impôt de main morte dû sur les morts. Au sud aussi les groupes s’installent dans différents couvents. Leur fureur se déchaîne contre les couvents et abbayes, demeures seigneuriales et même châteaux, bourgs ou petites villes : Altdorf, Truttenhausen, Hohenbourg, Ottmarsheim, Haslach, Ebersmünster, Wissembourg, Ribeauvillé, Bergheim, Guebwiller, Murbach, Kaysersberg sont pillées ... Seules les villes bien armées et les châteaux forts ne sont pas attaqués. Les seigneurs et abbés attaqués s’enfuient et se réfugient derrière les murailles de Strasbourg.
La révolte des paysans en 1525
Fin avril, la victoire semble totale. Les paysans sont maîtres de toute la plaine exceptées les villes. Début mai, Erasmus Gerber organise des états généraux des paysans à Molsheim. Erasmus va prendre naturellement la tête du mouvement grâce à son charisme, son enthousiasme et son énergie. Il croit que c’est le bon moment pour remettre en cause mille ans de servage. Il est à la tête de plus de cent mille hommes et nomme une trentaine de capitaines. Imaginez : celà représente cinq fois le stade de la Meinau ! Ils pensaient réellement pouvoir mettre fin à l'hégémonie de la noblesse qui les écrasaient. Une proclamation est rédigée qui prévoie notamment que « toutes les troupes sont unies et ont juré de mourir en restant ensemble ou de vivre dans le Saint-Evangile et de se tenir à cela pour toujours ».
La ville de Strasbourg fait traîner les discussions, menace et tergiverse pour gagner du temps. Pendant ce temps, Antoine, le Duc de Lorraine craignant la propagation de cette révolte vers son duché, rassemble, fin avril, à Nancy une armée de mercenaires et se met en marche en direction de Saverne. Se joignent à lui les cavaliers du comte de Guise, son frère, et les lansquenets de son autre frère, Louis de Vaudémont.
Dès le 8 mai, les paysans de Sarreguemines ont battu une escouade féodale envoyée à leur rencontre. Erasmus savait que son point faible était le col de Saverne par où pouvait arriver une armée ennemie. Le vendredi 12 mai, il part avec 8000 hommes et 3000 arquebuses vers Saverne (10 heures pour faire les 40 kms à pied). Il détruit le cloître de Marmoutier et assiège Saverne qui lui ouvre les portes le 13 mai (le maire et les chanceliers de l’évêque ont fui dans la nuit)
Le 13 mai, l’armée du Duc composée de 12 000 mercenaires lourdement armés campent à Sarrebourg à 30 km. La confrontation est inévitable.
Le 14 mai, le Duc et ses troupes, évitant le col de Saverne, passent par le petit col du Holdeloch et débouchent à Saint Jean. Une première escarmouche a lieu et les mercenaires albanais prennent le dessus. Le Duc bivouaque devant les murs de Saverne. Erasme envoie un message à la ville de Strasbourg pour justifier ses actes, puisqu’il défend comme la ville, la nouvelle religion contre les catholiques, et leur demande de venir les secourir. Il met Strasbourg en garde contre le risque d’annexion de l’Alsace par le Duc de Lorraine !
Le 15 mai, Erasmus assiégé, envoie encore deux messages à Strasbourg les suppliant d’intervenir pour sauver l’Alsace de l’invasion étrangère. Mais il comprend maintenant que les bourgeois de la ville ne bougeront pas pour ne pas risquer leurs richesses et leurs propres libertés dans cette aventure !
Le 16 mai, à une douzaine de kilomètres de Saverne, à Lupstein, où s'étaient regroupés trois à quatre mille paysans, une première confrontation dégénère et provoque un massacre et l'incendie du village. Le bailli de Strasbourg écrira : « les hommes du duc ont puni de façon effroyable les paysans. Ils en ont massacré, brûlé, étranglé tout ce qu’ils rencontraient … ils ont entraîné les femmes et jeunes filles dans les champs et les ont violées. » Il récupérera à lui seul 150 enfants orphelins de moins de 9 ans qu'il emmènera à Strasbourg.
Voyant que les choses pourraient mal tourner pour eux à Saverne, les paysans se divisent. Certains proposent d'évacuer la ville. Mais le duc Antoine refuse. Il exige la reddition totale et la livraison de 100 otages.
Erasme de Molsheim essaye de convaincre ses capitaines à continuer le combat : « c’est scandale de se rendre quand on est en si grand nombre ; il faut résister ; d’ailleurs il est toujours possible de se retirer par la montagne. » Leur division va leur être fatale. Le lendemain 17 mai, les paysans acceptent l’offre du Duc de se rendre. On leur promet la vie sauve s'ils rendent leurs armes. Alors ils déposent leurs armes et sortent de la ville par la porte principale.
De part et d’autre, les soldats et les paysans s’invectivent et se provoquent. Une rixe dégénère et les mercenaires se précipitent alors sur les pauvres paysans désarmés aux cris de « Frappez, c’est permis » ! Ils tuent sans discernement dans les rues et les maisons. Les mercenaires mettent à sac toutes les habitations, l'Hôtel de Ville, l'église. On peut imaginer que le Duc Antoine, contrairement à ce qu’il dira, à laisser faire pour que les mercenaires se payent eux-mêmes leur salaire. 16 000 personnes sont tuées ce jour là !!
Erasmus Gerber est capturé ; il traite le Duc de « parjure» et les nobles « d’exploiteurs du peuple ». Il précise que l’intention des paysans était d’arracher les racines de la noblesse et de la bourgeoisie possédante. Il est pendu avec son ami Peter de Nordheim. Avant de mourir, il s’écrit : « Soyez contents que je sois ici, car si j’avais pu m’échapper, je vous aurai montré autre chose. Maintenant faites de moi ce que vous voulez. »
Pendant ce temps Neuwiller est aussi occupée et détruite. On estime à 20 000 le nombre des tués du coté alsacien à Lupstein, Saverne et Neuwiller ! Ce massacre marque à tout jamais la mémoire du peuple alsacien et explique son antagonisme vis-à-vis de son voisin lorrain !
L'armée du Duc quitte ensuite Saverne le 18 mai en direction du sud, avec le butin et les femmes pris à Saverne. Ils se dirigent vers Sélestat où les bandes de l'Alsace centrale se sont rassemblées. Le 19 mai le Duc arrive à Molsheim, qui refuse de lui ouvrir les portes, et installe son bivouac au château de l’évêque à Dachstein.
Les paysans commandés par Wolf Wagner, se sont regroupés près de Scherwiller, à l’ouest de Sélestat. Cette armée dispose d'arquebuses et d'artillerie prises dans les places qu'elle a pillées. Les rescapés de Saverne y rejoignent d’autres révoltés qui arrivent du sud. Ils sont 15 000 paysans, ce qui représente un déploiement enthousiasmant pour ceux qui croient qu’ils vont venger les morts de Saverne. Hélas, ce ne sont pas des combattants aguerris et encore moins des monstres comme le seront les mercenaires du Duc.
Le 20 mai, à minuit, l’armée du Duc prend la route de Scherwiller. Les paysans leur barrent l’entrée du Val de Villé. Le lendemain, au coucher du soleil, la bataille est horrible. Les corps à corps au milieu des vignes sont acharnés, il faut vaincre ou mourir. Les paysans héroïques ne peuvent vaincre cette armée professionnelle. On dénombre 1000 tués dans l'armée ducale (dont une dizaine de nobles) et 4000 au moins chez les paysans. Les paysans survivants détalent évidemment comme des lapins et rentrent chez eux, ou se cachent. Une chasse à l’homme est réalisée dès le lendemain pour massacrer tous ceux qu’on trouve ! Les villages environnants sont pillés, détruits par le feu.
Choqué par l'ampleur des deux tueries, le Duc Antoine refuse de poursuivre les fuyards plus loin au sud et retourne à Nancy avec son butin, ses prisonniers pour qui il réclamera des rançons et ses prisonnières qui iront garnir les bordels lorrains ! Les mercenaires se payent en vendant à Lunéville et Saint-Nicolas-de-Port leur butin alsacien.
L'expédition d'Antoine a un profond retentissement en Europe. Le mouvement des paysans exprime à la fois la contestation sociale et une hostilité à l'égard de l'Eglise catholique. Mais les chroniqueurs mettent l'accent sur l'aspect religieux ; le duc apparaît comme un croisé, défenseur impitoyable de la foi catholique menacée et sa victoire doit être considérée comme un avertissement à tout contestataire de l’ordre établi.
Les représailles vont être terribles dans toute l’Alsace où les révoltés et de pauvres innocents vont être pourchassés et massacrés. Les paysans sont désarmés partout et doivent renouveler leur serment de fidélité aux seigneurs, payer des amendes collectives et dédommager les pertes du clergé. Des commissions d'enquête prononcent des peines de mort par dizaines qui sont immédiatement exécutées.
Les seigneurs se sont repris et se vengent maintenant sur la population, surtout dans le Sundgau. Une chronique des Dominicains de Guebwiller confirme " les nobles d'Ensisheim ont été bien tyranniques. Ils firent enlever les pauvres gens dans les villages. Amenés à Ensisheim, on leur tranchait la tête. Ils n'ont même pas épargné les prêtres. Beaucoup de prêtres furent pendus aux arbres. Que Dieu, dans le ciel, ait pitié ! En vérité, on a érigé un sanglant abattoir où les gens et en particulier les prêtres ont été cruellement martyrisés et exécutés".
30 000 alsaciens et 100 000 en Allemagne sont morts pour avoir voulu un changement de leur quotidien. C’est cher payé pour un résultat nul sans parler des conséquences sur la vie pour les familles et les survivants dans les campagnes. On ne sait pas ce qui advint à la femme d’Erasmus et à ses enfants qui soutenaient celui qui leur espérait un meilleur avenir.
On peut également se demander comment les campagnes se sont remises de cette effroyable saignée de leurs forces vives. Il faudra attendre 264 ans pour qu'enfin les choses changent !
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