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Histoires et Lieux d'Alsace

Mathias et Katharina ZELL de Kaysersberg

Cantate composée pour la célébration annuelle de la Réforme, à Leipzig en 1724

             Le 16ème siècle est le siècle de l’espoir en Alsace. Le mouvement de la Renaissance, né en Italie (tourné vers le culte du “ beau ”), franchit les Alpes et inonde la vallée du Rhin qui est certes plus préoccupée de théologie. La paix permet le développement du commerce qui atteint son apogée et le vin d’Alsace est considéré comme le meilleur du monde ! Les idées se développent par l’imprimerie à la vitesse de l'éclair.

             Mais la situation morale est devenue désastreuse. Les excès des élites catholiques sont à leur comble. On se souvient des abus et exactions des Borgia à Rome. Léon X, le pape du moment, a trouvé une idée géniale pour financer ses fêtes fastueuses et la reconstruction de la basilique Saint Pierre ! Il crée un système de vente  « d'indulgences » devant permettre aux fidèles croyants l'accès direct au Paradis même s'ils ont commis des péchés.  Des moines parcourent l'Allemagne au nom du pape dans un grand déploiement de luxe et poussent les pauvres gens à acheter leurs lettres "d'indulgences" pour de l'argent : " Venez, braves gens, ces indulgences sont le don le plus précieux et le plus sublime de Dieu. Cette croix (en montrant la croix rouge bénie par le pape) a autant d'efficace que la croix même de Jésus-Christ. Venez, et je vous donnerai des lettres munies de sceaux, par lesquelles les péchés mêmes que vous auriez envie de faire, à l'avenir, vous seront tous pardonnés. Il n'y a aucun péché si grand que l'indulgence ne puisse le remettre ; la repentance n'est pas nécessaire ; les indulgences ne sauvent pas seulement les vivants, elles sauvent aussi les morts. Prêtre! Noble! Marchand! Femme! Jeune fille! Jeune homme! venez achetez mes indulgences ....".  C'est ainsi qu'une autorisation de polygamie se payait six ducats, le pardon d'un meurtre huit ducats (600 euros), l'effacement du crime de magie, deux ducats ...

             Pendant ce temps, Jean Geiler de Kaysersberg est devenu un illustre prédicateur à la cathédrale de Strasbourg (dont la chaire construite spécialement pour lui est toujours visible) et ami de Sébastien Brant, (poète et humaniste). Il prêche tous les dimanches devant plus de 3000 fidèles le retour à une vie chrétienne conforme aux écritures et fustige le comportement des élites catholiques.

             Le 21 septembre 1477, naît à Kaysersberg Matthias Zell. Il est le fils d’un vigneron aisé. Son enfance est heureuse et son père l’envoie faire des études à Erfurt, Ingolstadt puis Fribourg de l'autre côté du Rhin. Il est maître ès sciences en 1504 puis poursuit des études en théologie et devient même recteur de l’université de Fribourg en 1517.

             La même année, Martin Luther, moine augustin à Wittenberg, en Saxe, n’en peut plus de voir toutes les dérives du catholicisme. Il rédige 95 propositions de réforme qu’il affiche sur la porte de son église. Il y dénonce notamment ce scandaleux trafic des “ indulgences ”. Il n’imagine pas que son initiative va mettre le feu dans toute l'Europe, provoquer 200 ans de guerres civiles et faire des millions de morts !

Martin Luther en 1533

Martin Luther en 1533

             En 1517, notre Matthias Zell est nommé, à 40 ans, curé à la chapelle Saint-Laurent de la cathédrale de Strasbourg. Il se laisse griser par les idées de réforme de Luther. Il est le premier à prêcher la nouvelle doctrine à Strasbourg au grand effroi de l’évêque Guillaume de Honstein qui ne décolère pas.

             Mais Matthias a un succès fou : 3000 personnes viennent l’écouter à chaque prêche. Quand l’évêque le met en accusation, le magistrat de Strasbourg prend sa défense ce qui va favorise le succès de la Réforme à venir. On ne l’arrêtera plus.

             Parmi ses admirateurs et surtout admiratrices se trouve une jeune fille passionnée. Katharina Schützinn a 20 ans et elle est la fille d’un maître-menuisier habitant rue du sanglier. Son père, Jacob, adepte de l’humanisme d’Erasme de Rotterdam, élève sa fille unique très librement, lui apprend à lire et à écrire, l’emmène aux prêches à la cathédrale et stimule son intelligence. Il lui fait suivre un enseignement privé et l’autorise à lire sa bible ce qui était totalement interdit aux femmes à l’époque. Elle est la seule femme à assister aux réunions où on débat de l’évangile de Marc ou de Jean. Elle se convertit à la nouvelle doctrine en 1521, ayant elle-même lu les écrits de Martin Luther. Elle est passionnée par les sermons de Matthias Zell, comme elle avait déjà été subjuguée par ceux de Jean Geiler de Kaysersberg décédé en 1510.

Matthias Zellius en 1540

Matthias Zellius en 1540

             En 1523, Matthias plus que jamais héros dans sa ville publie le premier livre réformateur « une Apologie chrétienne » dans laquelle il justifie et expose ses convictions. Il y prône l’amour et la liberté du chrétien face au comportement du clergé. Révolutionnaire ! En mai, il rencontre et héberge Martin Bucer, disciple de Luther, qui vient d’être excommunié. Martin est né, en 1491, à Séléstat d’un père tonnelier qui l’avait fait entrer au couvent dominicain de Sélestat. Martin ira ensuite à Heidelberg où il rencontre Martin Luther et va, toute sa vie, propager ses thèses. 

             Matthias Zell, à 46 ans, tombe amoureux de la jeune Katharina qu’il a rencontrée chez son futur beau-père. Qu'est-ce qui lui passe par la tête lorsqu'il décide de lui faire une demande en mariage ?? Car celà représente une véritable provocation pour la société catholique et la société en général. Katharina accepte sa demande bien qu'il soit prêtre et prend également une décision lourde de conséquences pour sa famille et pour elle-même. La cérémonie a lieu le 3 décembre 1523 et le couple est béni par Martin Bucer. Ce mariage va mettre le feu aux poudres. L’évêque les excommunie tous. La nouvelle madame Zell devient ainsi la première femme d'un pasteur protestant ! Elle se fait encore remarquer quand elle écrit une lettre ouverte pour défendre la décision des pasteurs strasbourgeois. Cela fait doublement scandale car, à l'époque, une femme n’écrit pas de lettre publique ! Elle écrit encore en septembre 1524 à Thomas Murner : « Ils condamnent les prêtres mariés ; mais aucun ne s'attaque au plus grand de tous les péchés, la sodomie, qu'ils ont protégée d'un commun accord ». C’est sacrément osé !

             Matthias et Katharina Zell, Martin Bucer et leurs amis rêvent de faire de Strasbourg une « ville sainte », dans laquelle tous les habitants peuvent lire la Bible au sein même de leur foyer. Ils lancent un appel résolu pour demander que l’on crée des écoles pour les Strasbourgeoises. De fait, les établissements scolaires féminins se développent et changent la vie de nombreuses filles, en particulier de celles issues de milieux modestes qui, sans cela, n’auraient jamais eu accès à la lecture et à l’écriture.    
En étroite coopération et en parfaite intelligence avec son mari, Katharina œuvre inlassablement pour une conciliation entre les différents courants réformés (notamment sur le différend relatif à la Cène) et pour une société animée de vraies valeurs chrétiennes. Elle dépasse largement son rôle de femme de pasteur, ce "métier" féminin créé par la Réforme, et prend des positions publiques qui trouvent un écho bien au-delà de sa ville natale. Katharina écrit plus que son mari et réagit aux questionnements d’actualité : ainsi la "Lettre de consolation aux femmes de Ketzingen", ses "Méditations sur les Psaumes et le Notre-Père", son Oraison funèbre à l’occasion de la mort de son mari, ou bien sa "Lettre ouverte à toute la citoyenneté strasbourgeoise" sont l’expression d’une femme exceptionnelle qui tient tête aux élites masculines de l’époque.

 

La vraie et la fausse Eglise par Lucas Cranach le Jeune, gravure, 1546

La vraie et la fausse Eglise par Lucas Cranach le Jeune, gravure, 1546

             Matthias et Katharina auront le bonheur d'avoir deux enfants mais qui, malheureusement, meurent très jeunes. Parallèlement à son travail de réflexion, Katharina entreprend une immense œuvre caritative et sociale. Entre autres, elle accueille des dizaines de réfugiés de tous les courants de la Réforme sans considération de leur orthodoxie protestante ; elle rend visite aux pauvres, malades, moribonds ou aux condamnés à mort pour les réconforter dans leurs épreuves ; elle intervient à plusieurs reprises pour que soit créé un hôpital destiné aux malades atteints par la variole. 

             En 1524, Martin Bucer et Matthias Zell participent activement à l'élaboration du nouveau culte évangélique et peuvent mettre en place le culte réformé à Strasbourg car l'opinion publique y est favorable.

             En 1525, ils sont choqués par la révolte des paysans qu’ils comprennent mais qu’ils essayent d’endiguer. Katharina sort des murs de Strasbourg et se rend sur les champs de bataille pour réconforter les blessés et les mourants. Elle porte secours aux femmes et enfants qu’elle trouve sur les routes et les ramène dans la ville où Matthias prépare leur accueil. Matthias est d'ailleurs obligé de publier une apologie pour se défendre contre le reproche d’avoir favorisé la révolte des paysans. En 1529, il est enfin autorisé par le Magistrat à utiliser la chaire de l’évêque à la cathédrale, ce qu’il fera jusqu’à sa mort. Matthias se détache des débats théologiques, laissant le devant de la scène à Martin Bucer. Il préfère se consacrer à son ministère pastoral et aux bonnes œuvres qu’il fait avec sa femme. Le 20 février 1529, la messe catholique est supprimée dans toutes les églises de Strasbourg à la suite d'un vote des échevins. Bucer devient pasteur de la paroisse Saint-Thomas en 1530 et consacre beaucoup de son temps à l'enseignement de l'exégèse et à l'écriture de ses livres. Il effectue plus d'une quarantaine de voyages afin de réconcilier les différents courants de la Réforme. 

             En 1538, Matthias et Katharina se rendent à Wittemberg pour rencontrer Martin Luther. C’est un moment de bonheur indescriptible pour les deux passionnés.  

             En 1541, la peste revient à Strasbourg entraînant une panique générale. Katharina, elle-même, s’enfuit apeurée. Mais elle revient quand trois des enfants de Martin Bucer meurent. Elles secourt courageusement les malades, Elisabeth Bucer et ses deux derniers enfants (Martin Bucer s’est réfugié dans son église !). Elle lit les oraisons funèbres de tous ces malheureux. Elisabeth Bucer meurt ainsi que ses deux enfants du terrible fléau. C’est une période horrible où même les plus courageux doutent de la route à suivre. 3000 personnes meurent de la peste à Strasbourg, soit plus de 10% de la population.  Katharina ne sait pas pourquoi elle survit. Elle continue de se battre pour ses convictions. Elle obtient que les pasteurs protestants continuent de prier avec les familles près des tombes ouvertes. Elle se bat aussi pour que les réformés continuent de célébrer les fêtes de Noël, Pâques, Pentecôte et Toussaint que certains veulent supprimer.

             Matthias Zell meurt le 9 janvier 1548, à 70 ans. Il est enterré lors d'une grande cérémonie, au cimetière Saint-Urbain. Martin Bucer prononce l'oraison funèbre sur sa tombe tandis que Katharina fait un vrai discours. 

              En mai 1548 « l’Intérim », imposé par Charles Quint obligeant les protestants à faire des concessions contraint Martin Bucer (qui ne veut pas faire de concessions) à quitter la ville, Katharina le cache dans sa propre maison pendant quelques semaines. Sans peur de l’autorité, la jeune veuve ne suit que sa propre conscience de femme chrétienne. En 1555, le traité d’Augsbourg entérine le « jus reformandi » qui prévoit que la religion d'un peuple doit être nécessairement celle de son souverain. C’est la porte ouverte à l’officialisation de la religion protestante au sein de la plupart des principautés du Rhin et qui déclenchera en 1618 la terrible guerre de Trente ans.
Katharina décède le 5 septembre 1562 à l’âge de 65 ans. Ses derniers mots seront : « Ce que j’ai fait, le Seigneur l’a fait en moi, Lui, qui m’a formée depuis mon enfance et m’a envoyée travailler dans ses vignes. C’était mon devoir de le faire. »

             Par ses œuvres très diverses, Katharina Zell se révèle être une des rares théologiennes laïques du XVIe siècle. En fait, elle disposait d’un savoir théologique remarquable qu’elle avait pu approfondir par ses lectures, sa correspondance et ses multiples entretiens avec l’élite de la Réforme de son temps. Dans ses écrits comme par ses actions, elle place toujours l’être humain au-dessus des querelles doctrinales et des ergoteries théologiques

             Après sa mort, la « mère de l’église » de Strasbourg tombe vite dans l’oubli. Depuis on a redécouvert et édité ses écrits. On a reconnu en elle une des femmes les plus exceptionnelles de l’ère de la Réforme. En effet, la vie et l’œuvre de Katharina Schützin-Zell restent un bel exemple de ce qu’on peut qualifier de « courage civique ». 

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