Jean RAPP, le sabreur de Napoléon, de Colmar

        Voilà encore un Alsacien dont la vie a été extraordinaire car il a croisé la route de Napoléon Bonaparte et suivi celui-ci sur quasiment tous les champs de bataille. Johannes Rapp est né à Colmar le 27 avril 1771. Il a vingt ans de moins que le général Kléber et deux ans de moins que Bonaparte.

                     Son père est passementier (fabricant de rubans) mais il a été ruiné par quelques procès malheureux. Il est ensuite le responsable du bureau de douane du Koïfhus, l’hôtel de la monnaie et centre politique de la ville. L’enfance de Johannes se passe au milieu d’une fratrie de dix enfants et des festivités organisées par le magistrat de la ville. Johannes est un garçon turbulent, frondeur, bagarreur, têtu mais résolu. Son père l’inscrit au gymnase protestant pour quatre années d’études secondaires qui ne passionnent pas l’adolescent mais qui lui donneront les bases pour gravir plus tard les échelons militaires.

                     A quinze ans, il s’essaye successivement comme apprenti-épicier, aide-comptable ou apprenti-commercial. Rien ne lui plait car il n’y a que le clairon et le tambour qui le passionne. A 17 ans, en 1788, il s’engage comme chasseur dans la cavalerie à Ostheim où il suit l’instruction de base d’un soldat du roi. Mais, un an plus tard la révolution va l’entrainer dans un tourbillon qu’il n’imaginait pas une seconde.

                            En 1793, il est sergent et fait partie de l’armée envoyée à Mayence pour secourir le général Kléber assiégé. Il participe ensuite à la défense de l’Alsace sous les ordres du général Hoche ; il est blessé plusieurs fois sur son cheval. Il adore cette vie où les hommes partagent le bivouac avec leurs chevaux ainsi que l’action des batailles sauvages qui leur donnent un sentiment d’immortalité.

                     En 1794, il est promu sous-lieutenant puis lieutenant suite à des actions d’éclat sur les champs de bataille. Le 28 mai, il fait preuve d’audace et même d’inconscience lorsqu’il charge les hussards autrichiens « plus que quintuple » à la bataille de Lingenfeld ; il frôle la mort à plusieurs reprises et s’en sort sérieusement blessé au bras. Son supérieur, le général Desaix, déjà très célèbre alors qu’il n’a que 26 ans, lui écrit un certificat honorable pour lui permettre de trouver un emploi dans le civil. Mais, Johannes ne l’entend pas de cette oreille et multiplie les initiatives pour se faire réembaucher. C’est finalement le même Desaix qui, séduit par le tempérament du jeune homme, le prend comme aide de camp. Comme Lefèbvre, cette blessure va le propulser au plus haut niveau de la hiérarchie militaire et de l’élite de l’époque tout en l’exposant à de multiples reprises à la mort.         

                      Jean suit ainsi le général Desaix dans les campagnes sur le Rhin en 1796. Il admire le courage et l’intelligence de cet Auvergnat. Ils sont blessés tous les deux dans la défense du fort de Kehl, début 1797. Desaix obtient alors du Directoire la nomination de Jean au grade de capitaine et la mission de négocier en Italie les contributions de guerre obtenues par les victoires de Bonaparte en 1796.

                     Le 19 juillet 1797, tous deux quittent Strasbourg pour rejoindre Bonaparte dont les prouesses en Italie ont effaré le monde entier. Ils traversent la Suisse, le Saint-Gothard, admirent Lugano et Como. Desaix dira « Là, j’ai joui du plus beau coup d’œil de ma vie ; rien de plus magnifique comme vue que cette ville à vos pieds. Toutes les maisons sont riantes, magnifiques ; dans les brillantes voitures, des officiers français avec de jolies femmes furent pour nous le prélude du bonheur de l’armée d’Italie ».

         Ils retrouvent le général Bonaparte à Milan qui les gâte pendant 15 jours puis les envoie à Venise faire l’inventaire des collections d’art des doges. (Bonaparte s’emparera plus tard des richesses de la Sérénissime)

                     Jean est de toutes les fêtes et son dévouement à celui à qui il doit tout n’a pas de limites ; une amitié profonde lie les deux hommes et leur complicité et confiance sont totales. Jean est témoin de l’admiration réciproque entre son général et Bonaparte ce qui laisse présager de fulgurantes aventures à venir. Au cours des négociations de paix de Passarianno, ils sont frappés par l’habileté politique et perçoivent l’ambition démesurée du général corse. Jean écrira : « Il est fier, dissimulé, vindicatif … extrêmement intrigant. Il a beaucoup d’argent puisqu’il touche les revenus d’un pays. Il ne présente jamais de compte ! ».

                     En 1798, Desaix est nommé commandant en chef de l’armée d’Angleterre car Bonaparte veut envahir l’île ennemie ! Voilà nos compères en inspection dans la Manche; Jean écrit : « Mon général a le meilleur espoir de succès. Je suis bien résolu à me battre ou à périr … ». Mais en mars, le Directoire décide d’envoyer une expédition en Egypte. Bonaparte y voit une opportunité pour accroître sa gloire et s’enrichir pendant que les directeurs pensent se débarrasser de lui.

                     Desaix est envoyé à Civitavecchia prendre le commandement d’un corps d’armée. Nos amis en profitent pour visiter Turin, Parme, Bologne, Florence et Rome. Partout ils sont reçus par la haute société romaine qui veut voir ces nouveaux héros. Eux sont surtout subjugués par les charmantes italiennes. Jean écrira dans ses mémoires : « Avec les Italiennes, on va vite en besogne : il suffit de leur plaire. Les maris ne sont pas gênants ».

      Jean a vingt-sept ans. Il est aux premières loges d’une expédition qui s'inscrira dans la mémoire du monde entier. L’organisation de l’embarquement de l’armée d’Egypte a dû être fantastique : 400 navires transportant 50 000 hommes avec armes, chevaux et bagages ! Ils partent de quatre ports différents : Marseille, Toulon, Gênes et Civitavecchia. La traversée dure deux mois et elle est épouvantable pour les non-marins. Ils prennent Malte, en juillet 1798, savourent les fruits des vergers et les Maltaises peu farouches. Bonaparte repart après 8 jours de plaisirs avec le trésor de Malte  (3 millions de francs-or, 1 500 canons … ).

                     Ils échappent par miracle à la flotte anglaise de l’amiral Nelson et arrive dans la baie d’Alexandrie qui est prise d’assaut. C’est là que le strasbourgeois Kléber prend une balle en plein front. Bonaparte donne ensuite l’ordre à Desaix de prendre la route du Caire avec ses 4 600 fantassins et cavaliers qui portent tout leur équipement sur leur dos ! 100 kilomètres soit 3 jours de marche dans le désert sans ration qu’on n’a pas eu le temps de décharger ! Des centaines de soldats meurent en route à cause de cette précipitation. L’ambiance change à la vue du Nil où d’autres soldats, frénétiques meurent de trop boire ! Le 13 juillet, à Chebreïs, Jean Rapp voit à l’horizon une armée de 18 000 Mamelouks scintillants au soleil dans leurs riches vêtements de soie chargés de broderies. Les divisions françaises forment leur « carré » avec les canons aux angles, les cavaliers et les bagages au centre. La masse des cavaliers adverses s’abat sur nos pauvres fantassins en hayons qui forment des rangs serrés sur plusieurs lignes et qui résistent aux différents assauts. Si la panique s’empare d’une ligne, c’en est fini de tout le carré. Mais ils tiennent bon et la victoire leur ouvre la route du Caire.

Mais, le 21 juillet, une autre armée de 50 000 Mamelouks les attend. Sur le Nil apparaissent 300 navires arabes. Les Français, épuisés, acclament Bonaparte qui leur aurait lancé « Du haut de ces pyramides, quarante siècles vous regardent ! » On reforme les carrés et on s’avance provoquant les charges hurlantes des cavaliers musulmans. Le choc est terrible. Le premier rang, à genoux, présente sa baïonnette pendant que les rangs suivants tirent à bout portant sur les cavaliers hurlants. Chaque tir fait mouche. Les Mamelouks tombent par centaines. Ceux-ci s’obstinent pendant une heure et demie à ouvrir une brèche. Voyant le désastre, Mourad-bey se retire avec 3 000 cavaliers vers la Haute Egypte après avoir donné l’ordre d’incendier sa flotte et laisser la ville aux Français. On dénombrera 10 000 morts chez les Arabes et 29 chez les Français !

          Les Français s’emparent d’un fabuleux butin abandonné par les Mamelouks. Les soldats pillent joyeusement bijoux, tapis, vases, vaisselle en argent et entrent au Caire. La capitale est sale, encombrée de mendiants et d’immondices. Mais les rues étroites cachent aussi de très riches palais que vont occuper nos officiers goûtant ainsi au luxe de l’Orient, les bassins d’eau, bains en marbre, les salons, étoffes en soie…et les filles délaissées des harems. Notre Jean, ne va pas en profiter longtemps car Bonaparte ordonne à Desaix de poursuivre Mourad-bey dans le désert pour l’empêcher de récupérer les impôts qu’il veut s’approprier lui-même (l’argent est bien le nerf de la guerre). Les voilà repartis avec 3 000 fantassins et 1 000 cavaliers pendant neuf mois, parcourant 5 000 kilomètres dans des conditions éprouvantes, infligeant quelques défaites à Mourad-bey qui s’enfuit toujours plus loin. Le 9 octobre, à Sédiman, Mourad, qui a reconstitué une armée de 4 000 Mamelouks et 8 000 fantassins égyptiens est certain d’écraser les français loin de leur base. Desaix et Rapp savent qu’une défaite leur est interdite car elle se solderait par un massacre. Le combat est à nouveau acharné et les Mamelouks succombent à nouveau sur nos baïonnettes. Le 4 mai, Jean écrit à ses parents : « A Sédiman, où j’étais à la tête des grenadiers et cavaliers, j’ai capturé les canons turcs au milieu d’un feu intense. Cette bataille était une des plus violentes en Egypte et a rendu immortel le général Desaix ».

                     Jean est nommé chef d’escadron sur le champ de bataille où sont morts 400 Mamelouks et 40 Français. Mourad-bey s’enfuit à nouveau dans un désordre total. La division Desaix avec Jean Rapp peut enfin goûter un repos bien mérité dans les oasis de Fayoum et Béni-Souef où ils lèvent les impôts et le ravitaillement pour les glorieux soldats. A Noël, ils arrivent à Assouan, oasis prospère, puis passent trois semaines à Girgeh où ils retrouvent Mourad-bey. Jean va voir Mourad dans son campement pour lui proposer une reddition honorable. Mourad enchanté par l’allure de l’Alsacien le reçoit dignement, lui offre deux magnifiques sabres mais se défile encore. Le 22 janvier 1799, une nouvelle bataille s’engage à Louxor où Mourad-bey laisse ses 12 000 Arabes attaquer les carrés à pied où ils se font encore massacrés. Jean, à la tête de son escadron de hussards, se bat comme un diable et tombe de cheval. Il est submergé par le nombre d’assaillants et est grièvement blessé. Il le raconte dans sa lettre à ses parents : « J’ai reçu 23 coups de sabre, de lance et de poignard. Un coup de sabre m’a démoli l’omoplate gauche et m’a blessé gravement. Je me battais avec quelques Turcs qui m’avaient désarmé et sans l’aide de quelques hussards, ils auraient jeté ma tête dans un panier, ce qui est à la mode chez ces Messieurs ».

                     Jean est renvoyé au Caire pour se soigner. Il est nommé colonel par Bonaparte qui écrit au Directoire ; « Le citoyen Rapp, officier d’une grande bravoure, a été blessé à Samhoud d’un coup de sabre ». Il profite alors des plaisirs orientaux dans les palais, boutiques, bains et masseuses dans les harems. Le général Desaix finit par soumettre Mourad-bey et revient au Caire le 15 août où il apprend que Bonaparte est reparti en France.

                     C’est Kléber notre strasbourgeois qui commande maintenant en chef. Il demande à Desaix d’entamer des discussions avec les Anglais pour une évacuation française. Jean est l’agent de liaison entre Kléber et Desaix. Le 22 décembre 1799, il accompagne Desaix à bord du vaisseau anglais Le Tigre où il négocie avec l’amiral Sidney Smith. Jean écrit encore à ses parents : « Nous étions pendant trois semaines sur Le Tigre. Après cela, nous avons débarqué à Jaffa en Syrie pour voir le grand vizir accompagné par 300 cavaliers persans. Nous avons campé pendant 3 semaines au milieu de ces barbares et avons vu le triste spectacle de 300 français décapités. Pour chaque tête le grand vizir leur paye 12 sequins d’or (valeur environ 1 200 euros). J’ai porté le traité à travers les déserts de Syrie escorté par 50 cavaliers turcs. L’armée a accueilli ce traité avec grand plaisir car nous avions cru ne jamais revoir notre patrie ».

                  Bonaparte, qui est maintenant Directeur, rappelle auprès de lui le général Desaix. Jean embarque avec lui, le 3 mars, à bord de deux bricks qui, après avoir essuyé de grosses tempêtes, sont interceptés au large des côtes françaises par une frégate anglaise qui les retient prisonniers pendant un mois. Le 5 mai, ils débarquent enfin à Toulon. Bonaparte lui écrit : « Enfin vous voilà. Venez le plus vite que vous pourrez me rejoindre où je serai … ».

                     Ils se remettent en route et parcourent 820 km à cheval en cinq jours, traversant les Alpes pour rejoindre Bonaparte dans la plaine du Pô.  Bonaparte vient de remporter la bataille de Montebello contre les Autrichiens. Il donne à Desaix deux division et lui demande de prendre la route de Gênes. Le 14 juin, le maréchal autrichien Melas surprend Bonaparte à Marengo et le bouscule sévèrement. Desaix, qui a entendu la canonnade revient sur ses pas et rejoint Bonaparte en mauvaise posture : « Eh bien, général, j’arrive, nous sommes tout frais et s’il le faut nous nous ferons tuer, il est trois heures, la bataille est perdue. Il reste encore le temps d’en gagner une autre ». Jean est malade et ne participe pas à la bataille. Les 1 800 fantassins de Desaix chargent les Autrichiens en train de célébrer leur victoire pendant que Kellermann (le fils du vainqueur de Valmy) les attaque de flanc. Avant le coucher du soleil, la victoire française est totale. Le soir, Bonaparte, qui sait à qui il doit la victoire, réclame Desaix. Personne ne l’a vu. On le retrouve au milieu des cadavres, une balle en plein cœur. Il a 31 ans et est mort le même jour que le général Kléber en Egypte !

                     Tous sont consternés par cette perte. Jean Rapp perd son ami, son complice, son grand frère et est submergé par le désespoir comme l’est aussi Savary, l’autre aide de camp du général. Bonaparte, très affecté, organise les funérailles du jeune héros et pour réconforter Rapp et Savary les prend tous deux comme aide de camp personnel. Jean écrit à sa mère : « Bonaparte m’a dit que mon sort était lié au sien, qu’il me gardera auprès de lui aussi longtemps qu’il vivra et qu’il n’oubliera jamais comment je me suis comporté en Egypte ». 

                     Voilà notre jeune alsacien, encore tout déstabilisé par la mort de son protecteur et celle de son père qui survient au même moment, faire partie des intimes du futur Empereur, autant dire que sa félicité est immense. Son destin est lié à celui qui deviendra le maître de l’Europe.

                      Bonaparte est maintenant premier consul mais vise déjà plus haut. Il organise sa vie et son entourage comme un chef d’entreprise, impose à tous une étiquette stricte. Jean est projeté aux premières loges de ce tourbillon ; il suit Napoléon partout et est toujours placé immédiatement derrière lui. Il sert aussi comme agent de liaison, homme à tout faire … Napoléon dira souvent : « Il est difficile d’avoir plus de bon sens naturel et de discernement que Rapp ». Bonaparte va même rapidement marquer sa différence avec le reste de son entourage : il tutoie Jean Rapp ce qui est extrêmement rare. Peu d’officiers auront cette faveur.

         Jean n’a, par contre, aucune qualité pour briller dans les salons de la cour naissante. Il reste lui-même et ne veut pas être un courtisan comme bien d’autres. Il est vrai qu’il est déjà au plus près de « Dieu ». Il garde son franc-parler même avec Napoléon qui a besoin de savoir ce qu’on raconte ici et là. Jean a sa chambre aux Tuileries, à la Malmaison et à Saint-Cloud. Mais la vie « civile » auprès de Napoléon est assez austère et n’offre guère de péripétie à notre aide de camp. Il devient l’ami et le confident de Joséphine, la belle épouse du 1^er consul.

                        Heureusement qu’il y a les missions spéciales. En 1802, Jean passe plusieurs mois en Suisse pour ramener à la raison les villes de Zurich, Bern et Lausanne qui se disputaient entre-elles. En 1803, il visite, avec la cour du 1^er consul, la Belgique pour superviser l’installation de fortifications devant empêcher un débarquement anglais. En août 1803, le général Mortier envahit le Hanovre et fait prisonnier toute l’armée hanovrienne de 39 000 hommes. Jean est chargé de superviser l’installation de gros canons sur l’embouchure de l’Elbe. 

         Le 29 août 1803, Jean est nommé, à trente-deux ans, général de brigade et envoyé à Toulon pour inspecter la flotte ! Il semble subir une semi-disgrâce mais, en réalité, Bonaparte veut l’éloigner d’une nièce de Joséphine, Stéphanie, qui est tombé follement amoureuse de notre Colmarien. Bonaparte le rappelle à Paris en avril 1804 pour préparer l’évènement de l’année : la proclamation de l’empire et le sacre de Napoléon 1^er.

Le 2 décembre 1804 a lieu le sacre devant dépasser en prestige celui des rois de France ! Il coûtera près de 9 millions de francs de l’époque, soit environ 20 millions de nos euros. Jean participe à toute l’organisation de cette gigantesque cérémonie qui rassemble 15 000 invités. Trois mois sont nécessaires pour confectionner notamment les costumes et les robes de tous les dignitaires. Les femmes doivent mettre leurs somptueuses toilettes légères malgré le froid intense qui sévit sur la capitale. La cérémonie dure cinq heures. Napoléon est blême et semble « habité » dans son costume antique et sa couronne de laurier sur la tête.

         Napoléon et Joséphine se présentent devant l’autel où le pape, qui semble résigné et hébété, (il a attendu pendant deux heures) les bénit. Napoléon reçoit ensuite les nombreux ornements bénis par sa Sainteté. Pour le protocole, il avait refusé l’idée de tenir sa couronne de qui que ce fut ! Il se couronne donc lui-même et se retourne vers Joséphine. Heureusement qu’elle est là, magnifique dans son allure et sa démarche. Elle s’agenouille si élégamment qu’un frisson d’admiration parcourt l’assistance. Napoléon lui pose la couronne sur la tête dans un silence de cathédrale. Le pape les bénit une nouvelle fois et leur donne l’accolade sous les acclamations des témoins : « Vive l’Empereur, Vive l’Impératrice ». Le couple impérial s’agenouille ensuite pour recevoir les offrandes des dames d’honneur accompagnées d’un officier en grande tenue. Jean accompagne ainsi Mme de Rémusat qui remet un vase à l’impératrice. Napoléon 1er prononce ensuite le serment de respecter la constitution. A la sortie de Notre-Dame on tire 101 coups de canons sous les acclamations des 500 000 personnes massées devant la cathédrale. Les invités gelés et malades se dirigent ensuite vers le château des Tuileries où les fêtes vont se dérouler pendant cinq jours. Tout cela ressemble à un conte de fée.

        Mais la fête n’est pas vécu de la même manière par tout le monde : la jeune Stéphanie, 15 ans, plus amoureuse que jamais de notre général alsacien essuie des fins de non-recevoir de Napoléon et surtout de Joséphine qui lui dit : « Comment choisir un homme sans éducation, sans autre distinction que celle d’un bon soldat ». Toutes les tentatives et reproches amplifient les sentiments de la jeune fille. Napoléon menace de disgracier Jean et de l’envoyer loin de la cour si Stéphanie s’entête.

         Napoléon convoque Jean dans son bureau au château de Saint-Cloud. Jean, inquiet, est bien conscient qu’il doit s’agir de cette idylle naissante. Il n’ose y croire quand l’Empereur lui dit : « Il faut que tu te maries ! ». Jean se voit déjà neveu de l’empereur des Français ! Napoléon le laisse rêver toute une nuit mais le lendemain lui propose de choisir entre deux riches héritières ! Patatras, le rêve de Jean s’écroule. Il sait qu’il n’a pas le choix et accepte d’épouser Barbe Rosalie Joséphine Vandenberghe qui a 14 ans. Elle est la fille d’un richissime fournisseur aux armées. Celui-ci donnera pour le mariage en mars 1805 une dot d’un million de francs (deux millions d’euros) pris sur les bénéfices des trafics et spéculations en tout genre (qu’il récupérera plus tard sur les affaires à venir) et le domaine de Busigny près de Cambrai avec ses trois hectares. Stéphanie, elle, devra se résoudre à épouser Charles, l’héritier du grand-duché de Bade et devra partir pour Karlsruhe malgré l’aversion qu’elle éprouve vis-à-vis de son mari.

                       Jean se marie donc le 28 mars 1805. Il a trente-deux ans et achète le 17 octobre, pour 150 000 francs de la dot, l’hôtel de Montmorin (aujourd’hui siège du ministère des Outre-Mer) sur le Boulevard des Invalides (+ 135 000 francs en « liquide » car le vendeur ne veut pas payer les impôts ; c’était déjà dans l’air du temps !).

                     Jean Rapp, à 32 ans, a enfin un toit où il va pouvoir héberger ses magnifiques chevaux car c’est un passionné qui n’hésite pas à faire venir des chevaux de toute l’Europe et à les payer très cher. Il n’a pas le temps de profiter de sa nouvelle situation car l’empereur l’envoie en juillet à Boulogne.

           En 1805, la guerre reprend et Jean participe à la campagne d’Allemagne contre l’Autriche qui voit les victoires à Ulm, Vienne et enfin Austerlitz, la plus belle de toutes. Le 2 décembre 1805, Napoléon avec ses 74 000 hommes et 139 canons fait face aux Austro-russes et leurs 85 000 hommes et 278 canons. Le plan de Napoléon, laissant le fameux plateau de Pratzen démuni avant de le reprendre, vise à séparer l’armée ennemie en deux. Mais, sur le plateau cela ne se passe pas comme prévu. L’empereur appelle alors Jean et lui dit : « Général, il y a du désordre ; allez le réparer ».

         Rapp se précipite à la tête de ses 375 Mamelouks de la Garde en criant : « La cavalerie ennemie sabre nos soldats ; voyez nos frères qu’on foule aux pieds ; vengeons-les ! Vengeons nos drapeaux ». Les deux cavaleries se heurtent dans un corps à corps sanglant. Rapp est blessé de deux coups de sabre, il est secouru in extremis par un de ses Mamelouks. La charge de Rapp, sous le regard des trois empereurs présents, met en déroute la cavalerie de la garde impériale russe rejetée au-delà du village d’Austerlitz et qui laisse 500 morts sur le terrain en abandonnant ses canons et ses drapeaux. Rapp, en sang, va annoncer la prise du plateau et les drapeaux ennemis à l’empereur.

         Napoléon félicite Jean avant qu’il aille se faire soigner et entrer dans la légende. Son intervention dans la plus prestigieuse victoire de Napoléon est unanimement reconnue. Napoléon commandera au peintre Gérard d’immortaliser la scène. L’aile droite ennemie s’enfuit ensuite pendant que l’aile gauche prise au piège périt en voulant traverser les étangs gelés. En quelques heures la victoire est complète. L’empereur vient plusieurs fois visiter notre blessé au château d’Austerlitz avant de le faire venir au château de Schönbrunn à Vienne. Il est cité dans le bulletin de la Grande Armée et promu général de division le 24 décembre 1805. Il a trente-quatre ans !

        La paix est signée le 13 janvier 1806 à Vienne. Jean Rapp est maintenant l’ami des plus grands : le roi de Bavière Maximilien lui parle en dialecte alsacien, ce qui énerve Napoléon. Ils font la fête à Strasbourg le 22 janvier puis à Paris le 24 janvier.

                     Il croit qu’il va se reposer et passer un peu de temps avec sa jeune épouse dans son nouveau château ! En mars, l’empereur l’envoie encore en Allemagne sonder les intentions des Prussiens qui souhaitent toujours en découdre. Le 6 juillet 1806, Jean est nommé commandant en chef de la division militaire de Strasbourg pour organiser la marche de l’armée vers Mayence. Lorsque Napoléon arrive lui-même en septembre, Jean a passé deux fois 24 heures avec sa femme et ne la reverra qu’à Dantzig 21 mois plus tard ! Hélas, que fait la jeune Barbe Rosalie encore sous l’influence de sa mère ? Elle dépense sans compter, fait des dettes …  et ruine la dot.

                     Jean rejoint l’état-major de la Grande-Armée à Würzbourg où Napoléon l’envoie auprès du roi de Prusse en lui disant : « Vous remettrez au roi de Prusse cette lettre de ma part. Vous ferez bien sentir à ce souverain le danger de sa position et les suites funestes qu’elle peut avoir ». Jean prend le chemin de Berlin quand après une lieue, il est rattrapé par une estafette : « Toute réflexion faite, lui dit l’empereur, vous êtes un personnage trop important pour que je vous expose à être mal reçu ».

                     Le 1er octobre, la Prusse envoie un ultimatum à Napoléon qui commente : « On nous donne un rendez-vous d’honneur pour le 8. Une belle reine veut être spectatrice du combat ». Le 8 octobre, la Grande Armée de 160 000 hommes s’ébranle en direction de Berlin. En 19 jours, Napoléon et le maréchal Davout taillent en pièces l’armée prussienne et ses 250 000 hommes et entrent à Berlin le 26 octobre. (victoires d’Iéna et d’Auerstadt). A Iéna, Jean poursuit les fuyards avec Murat pour éviter qu’ils ne rejoignent l’armée russe et fait 8 000 prisonniers. A Berlin, Napoléon fait défiler toute son armée devant la statue de Frédéric II. Jean, au lieu de se reposer, doit chercher le trésor du roi de Prusse. 

         Ils repartent le 26 novembre à la rencontre de l’armée russe et ses 100 000 hommes en Pologne. Cette campagne sera plus longue et durera plus de six mois. Le 26 décembre, Jean Rapp charge à la tête d’une unité de dragons mais se fait piéger par une brigade de fantassins cachés dans les marais et s’en sort le bras gauche fracassé par une balle. (C’est la 9^ème blessure à ce même bras). Les grognards l’appellent maintenant l’Intrépide ! Jean est transporté dans un hôpital à Varsovie. Napoléon lui rend visite : « Eh bien, Rapp, tu es encore blessé ? ». Jean répond : « Cela n’est pas étonnant, Sire, toujours des batailles … ce n’est pas la dernière fois que vous me martyriserez ! ».

         Pendant ce temps, 50 000 français se battent contre 80 000 russes dans la neige et les battent à Eylau puis à Friedland le 14 juin 1807. Le tsar de Russie demande la paix et signe le traité de Tilsit sur les rives du Niémen.

         Le maréchal alsacien Lefèbvre a mené pendant deux mois le siège de Dantzig qui capitule le 2 mai 1807, ce qui lui vaut le titre de duc de Dantzig. Le 1^er juin, Napoléon fait une entrée triomphante dans la ville et lui impose une « contribution » de 25 millions de francs ! Il nomme Jean Rapp gouverneur général de la ville et général en chef de l’armée d’occupation. Celui-ci reçoit des « dotations » de 100 000 francs sur des terres allemandes. Il les gardera jusqu’en 1814 et ne rend compte qu’à l’empereur qui lui dit : « L’importance de Dantzig est pour moi sans mesure. Ne passez rien aux Prussiens, je ne veux pas qu’ils relèvent la tête ». Cela nous coûtera cher 56 ans plus tard !

         Jean, à trente-quatre ans, se retrouve quasiment vice-roi dans un pays étranger. Il est très riche. Mais il est aussi exilé dans cette ville forteresse, base navale et arsenal. Le nouveau gouverneur essaye de ménager la ville qui doit entretenir une garnison de 10 000 à 30 000 hommes. Respecté, il donne de grandes fêtes en l’honneur de la nouvelle principauté qui a été arrachée à la Prusse. Il veut maintenant profiter un peu de la vie et entretient plusieurs maîtresses dans ses châteaux de Langfuhr et d’Oliva. Pendant ce temps-là à Paris, sa jeune femme Barbe qui a maintenant 17 ans, toujours aidée par sa mère, fait toujours plus de dettes. Elle veut également profiter du nouveau statut du général et entreprend le voyage vers Dantzig. Elle est reçue comme une reine avec « bals et salves d’artillerie ». Mais au château d’Oliva elle découvre l’adultère de Jean qui, au lieu de faire profil bas, s’emporte. S’en suit de violentes scènes que notre alsacien ne supporte pas et il finit par jeter sa jeune épouse à la rue. Celle-ci outragée rentre à Paris et entame une procédure de divorce.

         Jean veut préserver l’économie de la cité ; il encourage les corsaires et un de leurs bateaux porte même son nom. Il prend des risques énormes et va jusqu’à ignorer ou contourner les demandes de blocus de Napoléon qui empêche de commercer avec l’Angleterre pour ne pas ruiner la ville. Quand en avril 1809, Napoléon lui ordonne de le rejoindre en Bavière, la ville lui offre une épée enrichie de diamants en reconnaissance.

                        Après deux ans de paix, le 9 avril 1809, notre Alsacien repart pour la seconde campagne d’Autriche car celle-ci a envahi la Bavière amie. Jean arrive à Landshut le 22 avril alors que Napoléon vient de gagner plusieurs batailles contre l’armée de l’archiduc Charles à Eckmühl. Il l’accompagne alors dans la marche vers Vienne qu’ils occupent le 13 mai. La Grande-Armée qui compte 275 000 hommes se retourne ensuite contre l’armée de l’archiduc et ses 350 000 hommes qui s’est repliée à l’est du Danube.

         A Essling (22 mai 1809), l’armée du Maréchal Lannes a traversé le Danube mais se retrouve face à 100 000 Autrichiens. Napoléon demande à Jean Rapp, de prendre deux bataillons de fusiliers de la Garde pour soutenir le général Mouton submergé. Jean, en arrivant auprès de ce dernier, lui dit : « Attaquons au lieu de nous défendre et mourrons s’il le faut ». Non seulement l’assaut leur permet de se dégager mais ils mettent la panique dans le camp ennemi, prennent le village d’Essling et évitent ainsi une défaite. Napoléon dira : « Tu as bien fait de ne pas obéir aux ordres car aujourd’hui le sort de l’armée dépendait de la prise d’Essling ». L’armée française bat en retraite et se réfugie sur l’île de Lobau. Le maréchal Lannes, blessé mortellement, à quarante ans, par un boulet ce jour-là, est le premier maréchal de Napoléon à mourir sur un champ de bataille. Pendant quarante trois jours, les deux armées reconstituent leur force en vue d’une bataille déterminante.

         Début juillet, Jean monte avec l’empereur et le général Lauriston dans une voiture pour inspecter l’état de l’armée avant l’offensive prévue. La voiture se renverse dans un fossé ; Napoléon et le général Lauriston sont indemnes mais Jean a une épaule démise et trois côtes cassées. Le voilà encore immobilisé et ne pouvant pas participer à la fameuse victoire de Wagram où Napoléon bat encore une fois les Autrichiens. Mais ce sera la dernière victoire qui coûtera cher avec ses 40 000 morts ou blessés dans chaque camp ! Napoléon nomme les généraux Mac Donald, Oudinot et Marmont maréchaux de l’empire, Le général Berthier est fait prince de Wagram et Jean comte de l’Empire le 1^er août 1809 avec encore des « dotations ».

         Napoléon et notre Jean s’installent encore au château des Habsbourg à Vienne. Jean se remet de ses blessures quand, le 12 octobre 1809, lors d’une revue militaire un jeune étudiant s’approche et interpelle l’empereur. Ce dernier demande à Jean de voir ce que veut l’individu. Celui-ci lui paraissant louche, il l’arrête, le fouille et découvre un grand couteau de cuisine. Frédéric Staps voulait assassiner l’empereur français, il est fusillé quelques jours plus tard.

         Napoléon retourne à Paris le 12 octobre 1809 et ne songe plus qu’à divorcer. Il a pris conscience lors des batailles furieuses en Autriche qu’il n’a pas d’héritier. Jean est choqué et assiste aux scènes entre l’empereur et Joséphine. Il soutient publiquement Joséphine et la visite souvent au château de Malmaison où elle a été « exilée ». Lorsque Napoléon organise une grande réception en l’honneur de l’arrivée en 1810 de Marie-Louise, Jean refuse d’y assister prétextant une migraine ! Cette réaction incroyable va provoquer son exil immédiat car l’empereur, furieux, lui ordonne de retourner à Dantzig et « de surveiller les Russes ». Jean donne la preuve de l’intégrité et de l’impétuosité de son caractère « d’alsacien » ainsi que sa fidélité à ses amis au prix de sa propre disgrâce.

          Jean se retrouve une nouvelle fois gouverneur de cette ville du Nord et renforce les fortifications de la ville. Il organise encore des courses de corsaires et laisse les Dantziguois pratiquer la contrebande. Il fait même enfermer le directeur de la douane qui lui faisait des reproches ! Il écrit à son ami Paira « Je vous envoie une lettre de change de 30 000 francs sur le produit des prises faites par mes corsaires… l’empereur vient de faire condamner quatre bâtiments américains. J’y suis intéressé pour un cinquième et Sa Majesté par son tarif continental a la part du lion ». On ne peut pas être plus explicite sur les habitudes de racket et de partage des « prises de guerre » par Napoléon et son entourage. Quelle époque ! Jean profite de la liberté retrouvée et organise des fêtes dans sa ville. Mais il doit aussi se battre avec ses avocats contre sa belle-famille qui obtient, en mars 1811, le divorce à ses torts exclusifs avec remboursement de la dot ! Jean se met en ménage avec Julie-Charlotte Boettcher, fille d’un riche bourgeois, dont il aura deux enfants, Adèle-Julie (née en janvier 1812), et Hans (né en 1814). Ne sachant pas ce que l’avenir lui réserve, il lègue à ses deux enfants 450 000 francs à partager en deux parts égales.

         Début 2012, Napoléon informe Rapp qu’il envisage une guerre avec la Russie. Jean lui envoie des rapports alarmistes sur l’opinion publique allemande et déconseille à l’empereur une expédition au-delà du Niémen. En juin 2012, Napoléon arrive à Dantzig avec la Grande Armée et ses 500 000 hommes ! Les officiers généraux sont désespérés à l’idée de la campagne de Russie que Napoléon veut entreprendre. Jean ose même être leur porte-parole en lui répondant : « Il y a trop loin entre Cadix et Dantzig » ! En août, à Smolensk la Grande Armée a déjà perdu 150 000 hommes en maladies et désertions. Napoléon est devenu fou : « Je frapperai un grand coup et tout le monde se ralliera ; avant trois jours nous serons à Moscou ; dans six semaines, nous aurons la paix ». Jean est horrifié des conditions sanitaires de l’armée où les malades et blessés sont livrés à eux-mêmes.

         Le 6 septembre, la veille de la bataille de la Moskowa à Borodino, Napoléon dit à Jean qui dort dans la même tente : « Nous nous battrons demain, prends garde à toi, tu n’es pas gâté par la fortune ! ». De fait, la bataille est terrible et est une des plus sanglantes des campagnes napoléoniennes ; Jean est blessé de quatre balles en une heure et demie. Jean écriera : « Je n’avais pas encore vu un semblable carnage ». 60 000 morts dont 45 000 russes ; 49 généraux français, dont Rapp, sont morts ou blessés. Jean n’a pas le temps de se faire soigner à Moscou car deux jours après leur arrivée, la ville dont les 300 000 habitants ont fui, est incendiée par les prisonniers russes. Ce qui reste de la Grande Armée reprend la route alors que la neige commence à tomber. La retraite de Russie s’avèrera fatale à la majorité des soldats.

         A Gorodina, le 25 octobre, Napoléon et tout l’état-major sont attaqués par les cosaques et l’empereur n’a la vie sauve que grâce au réflexe de Jean Rapp qui se jette sur eux et se retrouve sous son cheval tué par une lance ce qui laisse le temps à deux escadrons de cavalerie d’intervenir. Jean est indemne et Napoléon rit de l’évènement dont ils viennent d’échapper. Au passage du Dniepr, le 28 novembre, à Smolensk, il est encore blessé d’une balle à la tête en protégeant l‘arrière-garde avec le maréchal Ney face aux cosaques qui les harcèlent de toute part. Ils sauvent ce qui reste de l’armée et de l’artillerie en se regroupant sur l’autre rive du fleuve. Le froid glacial ( -27°C ), la neige vont avoir raison des débris de la belle armée.  Le pire est atteint au passage de la Berezina. La situation rappelle à Jean les affres de la campagne du désert égyptien. A Vilna, l’empereur abandonne une nouvelle fois son armée pour rentrer conjurer un complot à Paris. Rapp et les maréchaux sont stupéfaits.

         Napoléon dit à Jean : « Tu retourneras à Dantzig ; je confie l’armée au roi de Naples (Murat) ; vous ramènerez l’armée le mieux qu’il vous sera possible ; vous arrêterez les Russes ; tu feras le coup de sabre avec Ney … ».

                        C’est la débâcle totale. Murat ordonne à Jean de rallier Dantzig au plus vite pour organiser le siège à venir. Dantzig est le refuge provisoire des survivants de la retraite. Jean est nommé commandant en chef du 10^e corps d’armée le 12 janvier 1813. Sa seule joie c’est de revoir Julie-Charlotte et sa fille Adèle qui vient d’avoir un an. Il va soutenir un siège très dur pendant un an et ne capitulera que le 27 novembre 1813. Il écrit à Paira : « J’ai défendu Dantzig onze mois et demi. Il m’est resté 5 600 hommes de 32 000. J’en ai perdu 17 000 par la peste, 3 à 4 mille par le fer ».

         En violation de la capitulation, Jean Rapp et la garnison vont être conduits à pied en captivité à Kiev à 3000 km dans le froid et la neige.

         C'est à Kiev, en Ukraine, que Jean apprend les événements de 1814 et l’abdication de l’empereur Napoléon. Il est libéré et revient à Paris au mois de juillet et y est accueilli avec distinction par Louis XVIII. Fait chevalier de Saint-Louis le 3 août, il obtient le grand cordon de la Légion d'honneur le 23 du même mois. En septembre 1814, Jean Rapp fait venir de Dantzig Julie-Charlotte et ses deux enfants qu’il installe dans son hôtel de la rue Plumet.

         Le 16 mars 1815, le duc de Berry lui donne le commandement du 2^e corps d’armée destiné à repousser Napoléon lors de son retour de l'Ile d'Elbe. Il accompagne Louis XVIII jusqu’à Ecouen. De là, il ne résiste pas à l’appel des vieux compagnons. L’Empereur, le reçoit aux Tuileries le 22 mars. Jean décriera la scène dans ses mémoires :

N. « Vous voilà, monsieur le général Rapp ? Vous vous êtes bien fait désirer. D'où venez-vous ?

R. « D'Écouen, où j'ai laissé mes troupes à la disposition du ministre de la guerre.

N. « Vouliez-vous réellement vous battre contre moi ?

 R. « Oui, Sire.

N. « Diable !

R. « La résolution était obligée.

N. « Foutre, je savais bien que vous étiez devant moi. Si l'on se fût battu, j'aurai été vous chercher sur le champ de bataille : auriez-vous osé tirer sur moi ?

R. « Sans doute ; mon devoir ...

N. « C'est trop fort. Mais les soldats ne vous auraient pas obéi !

R. « Vous conviendrez, Sire, que la position était pénible : vous abdiquez, vous partez, vous nous engagez à servir le roi ; vous revenez ... Toute la puissance des souvenirs ne peut nous faire illusion.

N. « Comment cela ? Que voulez-vous dire ? Croyez-vous que je sois revenu sans alliance, sans accord ?... D'ailleurs mon système est changé : plus de guerre, plus de conquêtes ; je veux régner en paix, et faire le bonheur de mes sujets.

R. « Vous le dites, mais vos antichambres sont déjà pleines de ces complaisants qui ont toujours flatté votre penchant pour les armes.

N. « Allons, monsieur le général Rapp, il faut encore une fois servir la France, et nous nous retirerons d'où nous sommes.

 R. « Convenez, Sire, puisque vous avez eu quelquefois la bonté de me permettre de vous parler avec franchise, convenez que vous avez eu tort de ne pas faire la paix à Dresde : tout était réparé si vous l'eussiez conclue. Vous rappelez-vous mes rapports sur l'esprit de l'Allemagne ? Vous les traitiez de pamphlets ; vous me faisiez des reproches.

N. « Je ne pouvais pas faire la paix à Dresde ; les alliés n'étaient pas sincères. Si d'ailleurs chacun eût fait son devoir au renouvellement des hostilités, j'étais encore le maître du monde. J'avais déjà pris de mon côté trente-deux mille Autrichiens.

R. « Il n'y a qu'un instant que votre majesté n'avait pas d'ambition, et voici qu'il est encore question de la souveraineté du monde.

N. « Eh ! Mais, oui. D'ailleurs, Marmont, les sénateurs ... Mon plan était combiné de manière à ne pas laisser échapper un seul allié.

R. « Tous ces malheurs sont la conséquence des revers de Leipzig : vous les eussiez prévenus en acceptant la paix à Dresde.

N. S'animant tout-à-coup, « Aurais-tu peur, dit-il avec vivacité, aurais-tu peur de recommencer la guerre, toi qui as été quinze ans mon aide de camp ? Lors de ton retour d'Égypte, à la mort de Desaix, tu n'étais qu'un soldat, j'ai fait de toi un homme ; aujourd'hui tu peux prétendre à tout.

R. « Je n'ai jamais laissé passer une occasion de vous en témoigner ma reconnaissance ; et si je vis encore, ce n'est pas ma faute.

N. « Je n'oublierai jamais ta conduite à la retraite de Moscou. Ney et toi, vous êtes du petit nombre de ceux qui ont l'âme fortement trempée. D'ailleurs, à ton siège de Dantzig,  tu as fait plus que l'impossible ».   Napoléon lui saute au cou, le serre contre lui pendant au moins deux minutes. Il l’embrasse plusieurs fois, et le tutoie en lui tirant la moustache : « Allons, un brave d'Égypte, d'Austerlitz, ne peut m'abandonner. Tu prendras le commandement de l'armée du Rhin, pendant que je traiterai avec les Prussiens et les Russes. J'espère que d'ici à un mois tu recevras ma femme et mon fils à Strasbourg. Je veux que dès ce soir tu fasses ton service d'aide de camp auprès de moi ».

                        L’Empereur joue sur le côté affectif pour convaincre Jean de se rallier à lui ; celui-ci ne se fait guère d’illusion sur le personnage. Napoléon le « fait » encore Pair de France pour couper les derniers doutes de Jean. Le voilà donc commandant en chef de la 5^ème division militaire forte de 19 000 hommes qu’il se hâte de rejoindre. Il reçoit comme mission de défendre la chaîne des Vosges depuis Belfort jusqu’à Bitche. Sitôt arrivé, Rapp déploie une activité extraordinaire, parcourant l’Alsace de Haguenau à Mulhouse pour rencontrer ses officiers, tout voir et se rendre compte de la situation. Il est aussi élu représentant du Haut-Rhin à la chambre des députés (13 mai).

          Mais Jean Rapp va encore une fois désobéir à son empereur. Il va prendre l’initiative la plus extraordinaire de sa vie. Estimant que la cause est perdue, il pense qu’il est trop dangereux pour sa région natale de laisser les armées ennemies s’installer dans la plaine (il est convaincu que les Prussiens garderont l’Alsace pour eux). Il ne va donc pas placer son armée sur les flancs du massif vosgien mais bien le long du Rhin. Jean ne dispose que d’environ 30 000 hommes. Dès le 13 juin, il place 19 000 hommes sur la Lauter et attaque, le 19, vers Germersheim. La nouvelle de la défaite de Waterloo, gardée secrète par Rapp, lui impose un repli sur Strasbourg. Il réussit des coups de force à Bergzabern (le 24 juin), devant Haguenau, et charge victorieusement sur la Souffel (le 28 juin), ses 9 000 hommes repoussant 25 000 ennemis. Il rentre dans Strasbourg qui est investie le 29. Malgré la nouvelle de l’abdication, Rapp ne cède pas et réussit une sortie contre Ober et Mittelhausbergen (nuit du 8 au 9 juillet). Au prince de Wurtemberg qui lui demande de se rendre, il répond : « Je ne rendrai la place que lorsque mes soldats auront mangé des cuisses autrichiennes comme ceux que j’avais à Dantzig en ont mangé de russes ». Mais, Jean ne peut tenir la place très longtemps face aux 70 000 soldats de la coalition. Ce n’est que le 22 juillet que Rapp conclut une convention militaire pour les dix places d’Alsace, chacun gardant ses positions.

         Il sort très éprouvé de ce dernier épisode dramatique et souffre de plus en plus de ses nombreuses blessures. Il va très régulièrement faire des cures à Baden ou à Schinznach près de Brugg en Suisse.

                     Jean accepte l’invitation de son dernier aide de camp, Théodore de Waldner de Freundstein, au château d’Ollwiller près de Mulhouse. Théodore, colonel de l’armée du Rhin, est issu d’une très vieille famille alsacienne (que nous avons déjà évoquée lors d’histoires précédentes). Jean y rencontre la jeune cousine du colonel, Albertine-Charlotte de Rotberg qui a 18 ans. Jean qui en a 44, se sent sûrement rajeunir et souhaite faire souche en Alsace. Le mariage est conclu rapidement et les noces ont lieu le 12 janvier 1816 au château de Rheinweiler de l’autre côté du Rhin en face de Mulhouse. Il profite enfin de la vie. Albertine met au monde deux enfants, Max (dont les parrains sont Maximilien le roi de Bavière et Charles le grand-duc de Bade) en 1816 et Emilie-Mélanie en 1817. En 1817, il rachète le château à sa belle-mère, Pauline Waldner de Freundstein, pour 121 165 francs.

         En 1817, Rapp revient à Paris pour revoir ses anciens amis et compagnons d’armes. Le roi Louis XVIII reconnaît l'héroïsme hors du commun de Jean,  le confirme pair de France le 5 mars 1819 et le nomme premier chambellan et maître de sa garde-robe en 1820. Jean assiste tour à tour aux enterrements des maréchaux Masséna, Kellermann et Lefèbvre. Il est auprès du roi lorsque la nouvelle du décès de Napoléon est annoncée en juillet 1821. Il est tellement affecté par cette nouvelle qu’il ne peut retenir ses larmes.

Louis XVIII le console et lui dit : « Ne vous gênez pas Rapp, j’espère que vous me pleurerez de même ».

« Sire, lui répond Jean, je devais tout à Napoléon, tout jusqu’à l’honneur d’avoir approché Votre Majesté ».

         Jean se retire alors à Rheinweiler dans son château et ne se remet pas de la disparition de l’empereur.  Au matin du 8 novembre 1821, après une nuit d’agonie, il s’écrie : « Seigneur, je ne regrette point la vie, mais je la quitterais plus heureux encore si je mourais pour mon pays. Dieu m’assiste, j’ai bien servi ma patrie ! Dieu, sauve le roi et la France ! Dieu, assiste ma femme et mes enfants ». 

         On découvre qu’il est mort d’un cancer du pylore. Il est transporté par bateau à Colmar où il est inhumé au cimetière du Ladhof. Il aura droit à une cérémonie grandiose, les Colmariens sont à genoux pendant le passage du cortège. Son cœur est déposé à l'église protestante Saint-Matthieu (Colmar). Son nom est gravé sur l’Arc de Triomphe de Paris.

                     Ainsi disparait, à 47 ans, un brillant soldat de la révolution et de l’empire, d’origine modeste, six mois, après l’empereur des Français qu’il aura accompagné une bonne partie de sa vie. Napoléon III lui rendra hommage en commandant sa statue en bronze le représentant au siège de Dantzig quand il lança à un parlementaire russe :  « Ma parole est sacrée ».

         Celui que Napoléon et les grognards appelaient " l'intrépide " a a conquis la gloire et les honneurs par les armes. Il parlait l'allemand mais sabrait français.